Josephine Butler n’est pas Judith Butler. La première n’est pas philosophe, mais elle aura, elle aussi, volé au secours des « précaires » et autres sujets exclus et « invisibles ». En l’espèce : les prostituées de Londres, dans la seconde moitié du XIXe siècle. En une biographie courte et enlevée, Frédéric Regard vient heureusement réparer l’offense faite à Josephine, victime de l’ingratitude des féministes, trop promptes à la rejeter dans les oubliettes de l’histoire. Alors que son combat fut retentissant.
Frédéric Regard, Josephine Butler (1828-1906). Récit d’une croisade féministe. Éditions de Paris-Max Chaleil, 158 p., 18 €
Frédéric Regard a déjà consacré deux ouvrages, universitaires, à la figure de Josephine Butler. Dans Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du XIXe siècle. La croisade de Josephine Butler (ENS, 2014), sa contribution abordait le mystère des « filles perdues » – comprenons les prostituées – dont Josephine Butler (1828-1906) s’était faite la défenseuse intrépide, devenue à cette occasion une icône de la lutte des femmes pour l’égalité des sexes. Une icône aujourd’hui passablement tombée dans l’oubli, reconnaissons-le. De son côté, Le détective était une femme (PUF, 2018) faisait de Butler, engagée dans un combat de vingt ans contre les lois scélérates de 1864, relatives aux « maladies contagieuses », l’une des ancêtres de la « détective » de fiction menant l’enquête, un peu avant Sherlock Holmes, sur toutes sortes de scandales, généralement couverts par la loi du silence et du milieu.
En consacrant cette fois-ci un court essai biographique à la « Rose de Dilston », Regard se déleste de son bagage universitaire. Oubliées les références savantes, à Agamben (sur l’homo sacer destiné à être sacrifié sur l’autel des pouvoirs publics), Rancière (à propos de la parole donnée au peuple pour qu’il s’émancipe) ou Boltanski (en lien avec la crise de confiance des opinions publiques dans les instruments de contrôle de nos sociétés modernes que sont la police et la médecine). Oubliées, mais pas remisées : se lançant dans l’écriture biographique, Regard n’en oublie pas d’où il vient. Ce spécialiste des questions de genre, qui a préfacé la réédition française du Rire de la Méduse d’Hélène Cixous (Galilée, 2010) – elle fut sa directrice de thèse –, enseigne la littérature britannique, avec une attention toute particulière pour la biographie et l’autobiographie.
Son projet, avec Josephine Butler, c’est de faire œuvre. Œuvre utile, bien sûr. Mais œuvre d’écriture, surtout, avec les moyens qui sont les siens. Lire son mélange de style direct et de style indirect libre, c’est se convaincre qu’en se faisant le ventriloque de Butler à chaque page ou presque, Regard agit à la manière d’un médium ou d’un spirite. D’ailleurs, la dernière phrase de son récit n’est-elle pas : « Elle croit aux esprits » ? Sa reconstitution de l’existence aventureuse de Butler tient de la plongée en immersion dans une société victorienne aux prises avec un véritable « scandale d’État » : sous prétexte de combattre le « Grand Fléau » des maladies vénériennes, qui faisaient qu’un bon tiers des troupes impériales était inapte au combat, le Parlement de Westminster avait pris des dispositions particulièrement contraignantes à l’endroit des « professionnelles », accusées de tous les torts, victimes toutes désignées d’un système pénal inique les forçant à subir des examens gynécologiques systématiques, aussi dégradants que violemment intrusifs.
Sorte de Jeanne d’Arc anglaise, Butler s’était alors mis en tête, non de bouter l’ennemi hors des frontières, mais de vouer son existence à la défense des faibles, d’une manière bien plus absolue et radicale que ne le prévoyaient les traditions philanthropiques de son milieu (aristocratique) d’origine. La Bible à la main, la « croisée » entendait qu’on ne touchât plus au corps des femmes. Chrétienne convaincue, mais à contre-courant des obligations de décence attendues d’une lady, elle s’y connaissait aussi en matière de body politic, de corps social et politique. Nombre de ses écrits, car Butler maniait la plume, jettent une lumière crue sur des pratiques que la morale victorienne – et ses tristement célèbres « doubles standards » – permettait tout autant de protéger que d’encourager.
C’est en sociologue et en historien, mais sans reprendre à son compte la méthodologie du premier ni les notes de bas de page du second, que Regard s’avance, sur un terrain miné, est-il besoin de le préciser. Et de brosser, en cent cinquante pages alertes, un attachant portrait de femme. Portrait tout feu tout flamme d’une pasionaria emportée par un élan auquel on ne résiste pas. De fait, Butler finit par obtenir, en 1885, l’abrogation des lois scélérates, ainsi que le relèvement de l’âge du consentement. Le pot de terre avait terrassé le pot de fer – mais qu’on ne s’y trompe pas, le « pot » s’était fort opportunément acoquiné avec le puissant quoique controversé William Thomas Stead, le père du journalisme d’investigation moderne et trash, dont les tabloïds anglais descendent en droite ligne. Il faut parfois savoir dîner avec le diable, et à sa table, si l’on veut parvenir à ses fins…
De bout en bout, Regard assume le plaisir qu’il éprouve à raconter, à broder, mais uniquement à partir, prend-il tout de même la peine de préciser, de faits avérés et de sources attestées. Tout en laissant courir son imagination, c’est dans une langue d’aujourd’hui, « sans filtre » donc, que Regard revient sur des problématiques victoriennes, qu’il connaît comme sa poche – mais, ainsi que le suggérait déjà Michel Foucault, dans le premier volet de son Histoire de la sexualité, ces dernières sont restées les nôtres, à « Nous autres, Victoriens ». À ce titre, Regard ose des allusions piquantes à tel ou tel fait d’actualité : George, le mari fidèle et dévoué de Josephine, « s’était occupé des enfants tandis qu’elle courait le monde » – le clin d’œil vachard à Laurent Fabius parlant de la candidature de Ségolène Royal n’échappera à personne… Et s’il ne va pas jusqu’à évoquer le hashtag « Balance Ton Porc », c’est en connaissance de cause qu’il fait siennes l’indignation et la juste colère de « sa » Josephine à l’endroit de la lubricité des hommes.
Passionnants aussi, les parallèles avec la situation contemporaine qui ne manqueront pas de se présenter à l’esprit des lecteurs et lectrices de 2021. À commencer par notre urgence sanitaire à nous, celle dont nous sortons à peine, et qui a donné lieu, ici et maintenant, à des atteintes aux libertés individuelles et publiques comparables à celles vouées aux gémonies par Butler et ses illustres alliées, Harriet Martineau et Florence Nightingale. Mais encore le complotisme à l’échelle internationale – à plus d’une reprise, on se surprend, en entendant Butler tonner contre la trop réelle, hélas, « traite des blanches » de son temps, à penser aux invraisemblables fantasmes colportés par la communauté d’extrême droite QAnon, à propos d’agissements pédocriminels prêtés aux élites mondialisées qui nous gouvernent. C’est que le populisme et l’anti-élitisme qui le sous-tend ne sont, objectivement, pas tout à fait absents de l’engagement de Butler. Plus généralement, Joséphine Butler va à la rencontre des mécanismes par lesquels se propagent les « rumeurs » (comme la « rumeur d’Orléans » analysée par Edgar Morin en 1969). Bref, en emportant avec soi l’ouvrage de Frédéric Regard, à la plage ou ailleurs, on bronzera moins idiot cet été.