Avec le livre de Nicolas Renahy en 2005 (éditions La Découverte), nous avions suivi Les gars du coin, ces jeunes ouvriers du monde rural, leur émancipation laborieuse à coup de vélo, de mob, puis de permis de conduire et de voiture pour sortir du « trou ». Et les filles, alors ? Avec cette fois Les filles du coin, la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy donne le change.
Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural. Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 264 p., 23 €
La mobilité géographique s’avérait indispensable aux « gars du coin », non seulement pour s’insérer professionnellement, mais aussi pour élargir un horizon matrimonial ou de divertissements qui était plutôt clôturé : se déplacer, pour tenter d’exister au masculin. Le livre de Nicolas Renahy montrait les étapes successives permettant de gagner en indépendance, de trouver un travail, un logement, des copains, des sorties, une fille pourquoi pas, et de fonder une famille. La partie n’est pas gagnée ! À la campagne, les jeunes ne sont pas loin du confinement : distance culturelle et éducative par rapport à la ville, éloignement des lieux de formation et de culture, des opportunités d’ascension sociale. La campagne est majoritairement peuplée par les classes populaires les plus discrètes. L’insertion professionnelle s’y effectue le plus souvent au bas de l’échelle sociale, et marque les itinéraires et les rencontres.
Yaëlle Amsellem-Mainguy a mené une enquête auprès de collégiennes, de lycéennes ou de jeunes femmes actives entre les Deux-Sèvres, les Ardennes, la presqu’île de Crozon et le massif de la Chartreuse, dans des bourgs de moins de 7 000 habitants. Elles sont âgées de 15 à 28 ans et lui racontent leurs pratiques et leurs rêves, les lieux recherchés pour échanger, se socialiser, grandir ensemble. Que de mal pour se retrouver. Que de mal pour quitter la région, la famille, les aïeux, les oncles et tantes, le petit boulot du coin. Garçons d’un côté, filles de l’autre, qui se regardent en chiens de faïence.
C’est la première grande leçon de ces deux enquêtes espacées d’une dizaine d’années : elle n’ont pas pu se réaliser en même temps ni sur les mêmes lieux tant l’opposition garçon/fille est puissante. Impossible de passer d’un groupe de filles à un groupe de garçons, ou alors on est désigné comme « un espion », un sous-marin qui vendrait la mèche au sexe d’en face. Cette formidable séparation des espaces de sociabilité entre hommes et femmes en milieu rural constitue un gouffre, à mille lieux du monde urbain.
Tandis que les « gars du coin » vont au football, les filles cherchent des boutiques de vêtements ; tandis que les gars réparent leur mobylette, elles préparent les gâteaux pour la fête des écoles des plus jeunes ; tandis que les courses de karting commencent en forêt, elles sortent leur grand-mère au bord des prés. Les garçons, par leurs exploits, font la une des journaux locaux tandis que les filles nettoient les tombes du cimetière, mémorisent les causes des décès des aïeux.
« Servir, être utile, s’occuper des autres » est l’un des traits forts de leurs pratiques sociales et professionnelles. Car ces jeunes femmes vont d’emplois précaires de la grande distribution à l’aide aux personnes âgées, du rôle de nounou auprès d’enfants au ménage à domicile. « Les premières expériences professionnelles se caractérisent souvent par des “déboires professionnels”, des écarts entre la formation et l’emploi obtenu, et surtout par le fait que lorsqu’elles arrivent à décrocher un emploi, celui-ci est souvent précaire, à temps partiel et horaires fractionnés. »
Très jeunes, pendant leur scolarité, elles ont participé à tout un ensemble de travaux ménagers, se sont engagées dans de petits travaux, comme une sorte de berceau d’activités qui augmenterait les chances d’une future alliance maritale. Car, bientôt, « il faudra y penser », mais à quoi ? À partir du bourg ? Point du tout. À prendre la pilule, en veillant à ne pas l’oublier ? À voir. À trouver une belle-famille dans laquelle œuvrer pour bientôt y résider ? On examinera l’offre. Le code familial veille à ces rapprochements, le choix du futur conjoint, les résidences transitoires pour essayer, le réseau local qui pourrait s’ouvrir, ou, au contraire, la mauvaise réputation.
Yaëlle Amsellem-Mainguy montre que ces jeunes femmes qui n’ont pas pu partir s’installent bon an mal an dans un coin « du coin ». Elles appartiennent à cet univers populaire qui peine sur place, qui sert dans les boutiques, fait le ménage, garde les enfants, anime le centre aéré, donne des coups de mains, fait des stages, trouve un mi-temps à la mairie ou dans l’espace scolaire. Il ne faut pas qu’elles partent, elles aussi ! L’enquête est étonnante tant la répartition des rôles sexués est fixée dans les gestes depuis des décennies : les garçons très tôt au bistrot, les filles à la maison ; le football aux uns, la gymnastique aux autres ; le bruit des micros des fêtes aux fortiches, les salades de fruits en arrière-scène tête baissée.
Mais alors, quel est « leur lieu » ? Les samedis et les dimanches à la salle des fêtes pour le loto, des après-midi à jouer avec les dés et les cartons à 5 euros, en musique et entre femmes de tous âges ; les fêtes du club de foot ou l’élection des Miss et Mister de leur village, trois ou quatre fois l’an, des semaines de préparation entre filles. Qui n’est jamais allé jouer un après-midi au loto ne peut comprendre ce qui s’y passe. Ce sont des réjouissances qui commencent par la liste des lots que l’on gagnera : télévision, machine à laver, Karcher voiture, robot de cuisine haute performance, vélo de course, trottinette… Puis le choix des cartons de couleur et de chiffres, ah ! les chiffres porte-bonheur, le 7, le 10, le 16 et le 29. Et d’expliquer en riant à toutes ses voisines que c’est le jour d’anniversaire de mariage de la mère. On plaisante. On est gaie. On se raconte en jouant. Parce que le café du coin leur est interdit, le loto est « leur café ». Pour preuve ? Elles viennent avec des verres, des thermos, des chocolats. Et les rires ! Et point besoin d’aller gratter les numéros au bar-tabac ! Ici, on gagne directement ce qui équipera la cuisine ou le jardin.
Finalement, ces jeunes femmes du village envisagent d’y faire leur vie. Leurs mères sont insistantes. Elles seront très bien là, près de leurs aïeux, à les aider dans leur vieillesse, à bénéficier des relations du bourg. On rêve de la ville. On rêve de ce droit à l’anonymat. On rêve d’accéder à d’autres rôles. Mais c’est trop loin, trop compliqué, trop lourd. Et il est presque trop tard. La rencontre amoureuse a eu lieu dans la famille d’un copain. Dans quelques mois, elle sera présentée comme « la belle-sœur », un couple « se fait » dans cette conclusion introductive. Très vite, elle devient un rouage des routines familiales.
On se demande, à la sortie du livre de Yaëlle Amsellem-Mainguy, pourquoi l’émancipation des filles par l’école, plus puissante que pour les garçons, ne fonctionne pas pour certaines. Faut-il chercher, plus loin encore, des ressorts du côté des fratries nombreuses, des devoirs dévolus aux ainés et de la condition parfois peu enviable des cadets ? Faut-il observer plus avant la place de la maladie précoce des parents qui, parfois, constitue un frein à main ? Ne faudrait-il pas non plus explorer « la vie d’internat » des filles aujourd’hui, regarder les lignes qui conduisent à franchir les frontières et celles qui tirent les rênes en arrière ?