Disques (25)
De Karol Szymanowski à John Adams, la pianiste Clare Hammond offre un petit panorama des thèmes et variations composés depuis le début du XXe siècle. Inspiration populaire, citation romantique ou modèle baroque : son disque, Variations, montre les multiples façons de s’emparer d’un thème musical et de le soumettre à des variations.
Variations. Clare Hammond, piano. BIS Records, 15 €
« Thèmes et variations » : voilà un programme qui aurait de quoi rebuter tant on a pu s’ennuyer à l’écoute de certains cycles, fameux seulement pour la démonstration de virtuosité qu’ils offrent. Mais ce serait méconnaître la façon qu’ont les compositeurs de saisir un matériau musical, de se l’approprier, de le transformer de fond en comble, bref, de s’en emparer totalement. Variation peut même souvent rimer avec déviation et il n’est pas rare que l’auditeur, loin d’être lassé, s’égare tant le matériau initial semble lointain. La recherche de ses éléments constitutifs (lignes mélodiques, rythmiques, harmoniques) peut dès lors constituer un jeu de mémoire intéressant, voire un véritable casse-tête. De tels exercices sont possibles en écoutant le disque Variations de la pianiste Clare Hammond qui propose une petite anthologie des « thèmes et variations » composés au XXe et au XXIe siècle.
Le premier cycle de variations est justement le plus ancien, composé par Karol Szymanowski en 1904. Il est construit, selon une démarche hautement romantique, sur un thème populaire polonais, mais le parcours proposé paraît d’emblée perturbé par une introduction très libre qui précède le thème, énoncé avec une simplicité désarmante. On trouve pourtant déjà dans cette introduction libre les scintillements de certaines des variations qui suivront. S’il faut s’emparer d’un thème pour composer des variations, il faut aussi le réinventer : de ce point de vue, la huitième variation, en marche funèbre, étonne et détonne par son écriture d’une verticalité tragique ; une écriture qui ne s’apaise qu’à la fin de la neuvième variation. On l’a rappelé, l’exercice appelle la virtuosité et certaines variations n’ont rien à envier à celles que Brahms a pu écrire sur des thèmes de Haendel ou de Paganini. Il est cependant très appréciable que la démonstration virtuose ne semble pas être ce qui préoccupe la pianiste : c’est plutôt par une tension permanente qu’elle donne à ces variations tout le romantisme qu’elles exigent et c’est ainsi qu’elle parvient à transcender la virtuosité.
Helmut Lachenmann choisit, quant à lui, une écossaise de Franz Schubert comme source de cinq variations composées en 1956. Qui aurait pu soupçonner tout cet univers caché derrière cette petite danse, simple et fluide ? Car l’écoute de variations agit aussi comme un révélateur et il faudrait presque à chaque fois, comme c’est le cas dans les Variations Goldberg de Bach, réentendre le thème à la fin d’un cycle de variations. Que dévoile alors Lachenmann de l’écossaise de Schubert ? Beaucoup moins de fluidité qu’il n’y paraissait, mais est-ce ironie, hésitation, tourment ? Tout cela à la fois, sans doute, et c’est aussi l’opposition qui interpelle la pianiste, ainsi qu’elle l’explique dans le livret du disque : l’incertitude de l’ultime variation de Lachenmann est le pendant du confort qui se dégage de l’écoute du thème. Cette dualité rapproche subtilement l’écossaise et ses variations des autres compositions pour piano de Schubert, fascinantes par leurs hésitations entêtées.
En achevant son programme avec la magistrale Chaconne de Sofia Gubaidulina, composée en 1963, Clare Hammond se souvient sans doute de l’effet produit par la pièce du même nom qui se trouve à la fin de la Partita pour violon n° 2 de Bach ou, autre exemple baroque, de l’éloquence de la sarabande (sœur jumelle de la chaconne) conclusive des Sonates du Rosaire de Heinrich Biber. De puissants accords solennels font entrer dans la pièce de Gubaidulina avant que ne se développe, au fil de variations enchaînées, un discours d’une force expressive inouïe. La pianiste traverse sans coup férir tous les changements expressifs, se dirigeant inexorablement vers une fugue effrénée. Comme chez Lachenmann composant ses variations sur l’écossaise de Schubert, la question du sens de l’expression musicale se pose et Gubaidulina illustre ici à la perfection la réponse qu’en donne Vladimir Jankélévitch dans La musique et l’ineffable : « l’expression n’est expressive […] que par la fluctuation des humeurs et par l’alternance de la tristesse élégiaque et de la joie, de la dépression et de l’exaltation ; le diurne et le nocturne sont des corrélats ».
Voilà donc un disque qu’il faut écouter dans tous les sens pour savourer au mieux l’art sans cesse renouvelé de la variation. Terminons simplement en louant l’élégance des pochettes des disques de la maison suédoise BIS Records, mais en regrettant que le même soin ne soit pas apporté aux traductions françaises de ses livrets : celle du texte très éclairant de Clare Hammond est d’une lecture souvent pénible.