Le pays qui donne son titre au livre de Marc Blanchet n’a pas de nom propre et, en tout cas, il ne se signale pas par un nom particulier. Mais cette absence de nom a comme un revers qui lui confère des caractéristiques très précises, faisant en sorte que l’on s’y retrouve très bien, comme si ce pays nous était d’autant plus familier qu’il était anonyme et d’un anonymat protégé par la majuscule sous laquelle il apparaît d’un bout à l’autre.
Marc Blanchet, Le Pays. La Lettre volée, 69 p., 15 €
Le titre, Le Pays, se détache en une expression qui investit le livre et trouve sa place dans les poèmes à l’endroit nécessaire. C’est un personnage conceptuel que Marc Blanchet, écrivain et photographe, fait passer sous nos yeux, en un mélange de familiarité et d’étrangeté, dont il faut dire d’emblée que le dosage constitue la force, le charme et l’efficacité très intenses qui marquent le déroulement de cette suite de poèmes. Le paradoxe consécutif à ce dosage – car il y a paradoxe – tient à ce que la tonalité d’écrasement sous laquelle ce livre place le lecteur et les instances de l’interlocution qui y figurent sont jointes à un gris général – oui, Marc Blanchet invente dans ce livre la couleur du « gris général » – d’une soumission sans rémission, ou presque sans rémission, et qui ne semble pas avoir de contrepartie.
Il est aisé de sentir que c’est un livre sur l’époque et sur notre aujourd’hui, mais le poème donne une tonalité particulièrement peu chantante au diagnostic et au pronostic qu’elle exige pour être dite. Le Pays n’est pas un livre désenchanté, c’est un livre désenchantant. Attention, semble-t-il nous dire, le chas de l’aiguille va se révéler particulièrement étroit. L’étymologie, qui fait passer l’angoisse par angustus (étroit, resserré), n’est cependant pas de mise. C’est autre chose qu’un problème d’angoisse. C’est, oserait-on dire, bien plus redoutable.
Le Pays en cause manifeste un ordre extérieur, ou lui en emprunte les noms : « le nouvel ordre », « les ordres », « les vigiles et les milices », « le tribunal », « les plaintes », « la mise aux arrêts », « les décrets », « la loi républicaine »… et même le mot de « citoyen » apparaît. Une façade de la contrainte extérieure habille ce monde connu sous le nom de Pays. C’est un espace quadrillé, organisé, c’est bien une société. Ou, peut-être plus précisément, un ensemble formé de plusieurs, d’une foule et d’un point de vue sur elle.
Mais il y a aussi l’ordre par la contrainte intérieure, celle que vise à répliquer en chacun toute contrainte extérieure, quelle qu’elle puisse être. La soumission se décline alors en « obéissance » et « résignation » qui semblent les maîtres mots de ce Pays. La rébellion et la révolte sont éteintes depuis longtemps. Et tout y est devenu objet d’une restriction multipliée, à la fois initiale et sans origine, qui semble s’étendre à tout : « Pas de pierre à jeter. / Une malédiction prêterait à rire. / On tient dans la paume / de son prochain » – et dans le même poème : « La colère n’oserait / traverser hors des clous. » Les têtes sont baissées, les rêves sont éteints et les utopies désertées.
Mais il ne faudrait pas commettre d’erreur. Le livre de Marc Blanchet n’est pas un livre de critique sociale, c’est un livre de poèmes. En ce sens, tout ce qui est dit est tamisé et réévalué par les actes du poème lui-même. Ce n’est pas le livre d’Orwell soumis au geste poétique, c’est un geste poétique qui s’approche d’un pays dont, précisément, le nom est « Pays ». Les échanges entre intérieur et extérieur, leur mystère entretenu par la forme des poèmes et la force douce et tranchante des images, le posé du ton qui emporte chaque poème vers le destin de son individualité, tout cela oblige à se demander de quel pays il s’agit. S’agit-il d’un pays extérieur, attestable dans le réel social ou s’agit-il d’un pays intérieur, attestable dans le réel psychique de nos vies ou d’une vie ? Et, dans ce dernier cas, les « vigiles » et les « milices » seraient les empêcheurs de rôder et de rêver les vies au-delà du périmètre affaissé qui est le leur. On parle bien de tribunal intérieur et les noms des instances psychiques sont à la discrétion du poète. L’idée même d’échange entre les deux semble indiquer qu’il pourrait s’agir d’un passage de l’un dans l’autre.
Le livre de Marc Blanchet déploie un ensemble de contre-mesures à une interprétation unilatérale si on veut bien le lire poétiquement. Or, c’est un livre dont la substance se donne si clairement sous les allures d’une critique, d’une invention du gris général en tout moment de la vie vigile en train de réveiller la conscience pour pouvoir écrire, que le piège semble parfait comme un crime. Il faut donc en lecteur s’éveiller à ce qui trame le poème pour se réveiller de ce qui pourtant se trouve sous nos yeux et en toute évidence. Toute l’énonciation du malheur – si c’est bien d’un malheur qu’il s’agit – est gazée et ne résonne que dans un son étouffé, que les adjectifs les plus anodins rendent menaçant d’une menace ou trop connue ou trop inconnue.
Ainsi : « Le Pays a grand cœur / Sous ses airs de bourreau » ou encore : « Offrez un berceau à votre inquiétude. / Tout cœur se froisse si aisément » ou encore : « le Pays se charge de tout. / Contentez-vous de votre vivant / D’en être / L’aimable publicité. » Des échanges de sons viennent corroborer l’échange généralisé des tons (anodin ou menaçant) et des espaces (entre intérieur et extérieur), tel ce « constat amiable » qui suit de près l’« aimable publicité ». Un « aimable amiable » pourrait être le ton général qui enrobe une menace latente et réelle. Les images – ou motifs – viennent réaliser aussi cet échange et ce passage. On sera sensible à la « bave » et au « crachat », liquides récurrents qui apparaissent avec une certaine régularité. Mais s’ils sortent du corps pour accéder à l’extérieur, les opérations de sortie, si l’on peut dire, sont douteuses : le crachat risque de retomber sur celui qui crache et la bave risque d’engloutir la bouche dont elle sort. Bref, ce sont des sécrétions qui peinent à devenir des excrétions.
Il devient alors clair que toute opération qui extériorise se révèle périlleuse. Chanter, un chant sort de la bouche, paraît donc aussi la difficulté suprême du point de vue de la parole. Il reste les « larmes ». Et là, c’est encore plus clair : « Toute larme tombe / Sous le coup de la loi. » La larme est le risque et le péril d’une citoyenneté à laquelle l’idéal de similitude semble seul proposé. Mais le ton ? Mais le chant ? Justement, nous y sommes : ces deux vers, faux hémistiches d’un article du code pénal, sont aussi le vrai propos d’une poétique. Le ton du livre, en effet, exclut la plainte et ne se signale que dans le gris dire du gris, qu’accompagne de temps à autre une couleur disparaissant sitôt apparue. Le poète et le photographe se tiennent la main.
Ce qui est politique dans cette miniaturisation d’une odyssée applicable soit à une conscience soit à une collectivité, c’est la passion de l’homogène qui suinte de partout. La similitude, la ressemblance, le fait de ressembler, l’aptitude à ressembler, les encouragements à ressembler, traversent le livre : « Pourquoi résister / Quand la vérité d’autrui / Ivre de rassemblement / Se porte à votre rencontre ? » En effet, la question est bien « pourquoi » et ce petit mot interrogatif porte avec lui une ouverture sur une réflexion qui n’est pas présente mais existe au niveau d’une consistance politique autant qu’existentielle. La loi n’est d’aucun secours – « Le mal étant voté / Chacun s’y complaît » – ou encore : « Loi souveraine / Décrétée de nuit : / Chacun a le droit / De s’essuyer à l’autre par dépit. » Rien alors d’étonnant à ce que « l’urne » prenne un double sens : « Glissez votre nom dans l’urne / Où tout sera enterré / – Du cœur aux intestins. »
Ce qui est en jeu pourrait se nommer démocratie funéraire. À moins qu’il ne s’agisse des funérailles de la démocratie. Et il n’y aura pas d’échappatoire. Le poète ne le montre pas seulement par les énoncés de l’enregistrement d’une situation, mais aussi par la distribution des instances qui parlent et de celles à qui on parle. Car Le Pays est un livre de la multiplication des adresses. Constatons d’abord la variété des adresses et de l’interlocution. On trouve le je, le tu, le vous, le on, des qui avec question directe, « tout le monde », « chacun », « nous », la voix entre guillemets comme tombée du ciel, la voix citationnelle entre guillemets et le tiret du dialogue entre interlocuteurs anonymes.
Disons-le tout net : cette variété signifie l’écrasement et l’absence de toute échappatoire car, de quelque instance qu’elle vienne, la parole dit toujours le même et l’homogène. Les angles d’expédition de la balle varient, mais la balle tombe toujours au même endroit. Est-ce mon pays ? se demande le lecteur, telle semble être la question inéluctable. Voici le livre d’un moraliste, fût-il celui qui parodie le Décalogue des interdits par la mise en mots de ceux qui sont d’autant plus violents qu’ils sont devenus ceux qui acculent à la fadeur des similitudes obligatoires. On sent le moraliste émerger dans ces vers : « L’homme / S’entiche de l’homme / – Puis enrage. » Le scepticisme s’élève dans le temps que l’énergie retombe. Il y a de la sentence, et un propos ancien, réactivés par le découpage du vers et rendus à une énergie sans emphase.
Marc Blanchet fait le livre d’une table d’orientation. L’objet, cependant, n’est pas si facile à définir. Le « comment » peut aider. Il s’agit d’une table des échelles, des intensités et des désirs, de ceux qui vont de la révolte (le mot y est) aux utopies (le mot n’y est pas, mais la chose, oui). Chaque lecteur peut y confronter son pays, son idée de pays et trouver le curseur de sa propre position. Et c’est là que réside l’objet de la table. On définira l’objet ainsi : c’est la double direction de la sensibilité. Car le livre fait fonctionner la sensibilité dans les deux sens que sont la sensibilité « de » et la sensibilité « à ». Il s’agit, au fond, de la même, mais vue sous deux angles différents. La sensibilité « de » est celle du lecteur, et la sensibilité « à » est tournée vers « le » pays auquel il veut bien se rapporter. Et il fallait bien un moraliste pour opérer en ce double sens et faire de la sensibilité un Mœbius du « un » (je, tu, chacun, qui) et du « plusieurs » (nous, vous, tout le monde) pour défaire le nœud du similaire.
On peut alors comprendre maintenant un aspect de la construction du livre ou un effet de cette construction. Il semble que vers une moitié (un peu dépassée) un changement se rend perceptible. Le « tu » semble un « je » adressé à lui-même sous la forme du tu avec une réflexivité nouvelle sur le poème et le livre : « Cesse d’éclairer d’une lampe vaine / Ces pages hors d’elles-mêmes. Tu es ton propre objet d’étude. / Le seul à lire tes refus. » Peu après vient ceci : « Qui ressemble à ce fruit sinon moi / Et me ressemble sinon lui ? » Une confirmation, pourrait-on dire. De quoi ? D’un tournant autobiographique, ou du moins, si le mot fait peur par son ambition et sa démesure, d’un tournant du personnel dans l’impersonnel. S’agit-il de l’auteur, qui serait, en quelque sorte, plus proche de la surface de l’énonciation ? En tout cas, cela signifie que le narrateur, si ce n’est l’auteur, ne s’exclut pas du paysage dévasté de tristesse et d’impuissance cadenassée qui a été l’objet du livre. Et, précisément, on change d’« objet d’étude ». On ajoutera le poème final, la clausule présentée sur une page à part, comme séparée du livre, sortie hors du livre. Le voici :
« la joie les rires même idiots
le corps suspendu en songe
à la maigreur des arbres
et pourquoi pas ajouté à cela
le baiser refusé à l’esclavage
je fus ici »
Au moment où le « je » fait ancrage (l’auteur), il fait à la fois gage et naufrage en un poème-épitaphe qui semble dire les deux choses dans la même foulée : gage qu’une vie a pu s’échapper de l’homogène par les indices fragiles et non ostentatoires qui sont donnés ici, et naufrage parce que cela ne peut s’énoncer qu’après la mort.