Quelques livres récents rappellent le réel de l’utopie qui a nourri le XIXe siècle : deux biographies pionnières, l’une qui aborde l’espoir et la création d’une république démocratique avec Emmanuel Arago (1812-1896), l’autre la lutte pour une Internationale socialiste avec Léo Frankel (1844-1896) ; enfin, le combat féministe d’Hubertine Auclert (1848-1914) raconté dans son Journal. En contrepoint, sans cynisme et sans y voir le résultat de l’oubli des idéaux que les précédents personnages ont poursuivis, le bilan désabusé des guerres au XXIe siècle que donne Nils Andersson.
Paul Baquiast et Bertrand Sabot, Emmanuel Arago. Ou le roman de la République. Éditions du Félin, 336 p., 25 €
Julien Chuzeville, Léo Frankel. Communard sans frontière. Libertalia, 280 p., 16 €
Hubertine Auclert, Journal d’une suffragiste. Édition présentée et annotée par Nicole Cadène. Gallimard, coll. « Folio Histoire », 242 p., 7,50 €
Nils Andersson, Le capitalisme c’est la guerre. Terrasses, 150 p., 11,50 €
On s’étonne de n’en pas savoir plus sur Emmanuel Arago, fils de François, l’astronome républicain qui vivait à l’Observatoire de Paris, autant que d’Estagel et de ces Pyrénées orientales dont les Arago firent un fief républicain, et parce qu’Emmanuel a tout traversé de la saga républicaine française au point d’en être absorbé et de s’en trouver invisibilisé. Parfaite incarnation de la « République absolue », qui fit un beau titre d’Odile Rudelle pour signifier les longs et difficiles débuts de la IIIe République, la plus longue, celle qui a pris à nos yeux un parfum sépia, Emmanuel Arago est totalement lié à cette geste. À dix-huit ans, il a connu le Paris insurgé des Trois Glorieuses de 1830. Il fut chargé de mission en 1848 et partit proclamer la République, la Seconde, à Lyon, tout esbaudi du passage pacifique de février 1848 à la République avant de démissionner, mi-fatigué, mi-dépressif, et d’être envoyé à Berlin où Alexandre de Humboldt le guida – car la république des scientifiques existe aussi.
Emmanuel Arago finit sous les ors de la République, la Troisième, président du Sénat et plénipotentiaire auprès de la Confédération Helvétique à Berne. Ses talents d’avocat lui permirent de défendre ardemment diverses causes, dont celle de Barbès, mais aussi des affaires industrielles où son père François pouvait servir d’expert. Quant à sa vie personnelle, ce fut celle d’un bourgeois progressiste de son temps, avec des passions pour des comédiennes dont la grande Rachel, puis un mariage avec la demoiselle à château – modeste – dans le Marmandais. Ce que l’on sait moins, c’est sa longue correspondance familière et sa proximité avec George Sand, dite parfois « grande sœur », sa durable amitié avec Maurice, ses habitudes à Nohant, sa patrie en « Bignaterie » car on y pratique les surnoms et sa désignation dépend de sa noble corpulence.
Le livre de Paul Baquiast et Bertrand Sabot est riche, pas seulement parce qu’il traverse brillamment le siècle, mais parce qu’il prend au sérieux le romantisme de l’homme, un fait de génération qui l’a invisibilisé autant qu’il le structura. Porteur de « l’exception française », conçue comme un tropisme républicain (une affaire débattue par les politologues mais dont la crédibilité est attestée par de telles sagas familiales), Emmanuel Arago fut le reflet autant que le porteur du milieu républicain bourgeois qui le constitua au point que la personne en devint le dessin dans le tapis.
Avec Léo Frankel, on rencontre une belle figure de militant impénitent et d’homme d’appareil qui franchit les frontières sans fin, tant pour fuir les polices que par logique internationaliste dans la situation plus que difficile faite aux socialistes entre l’écrasement de la Commune et l’effondrement de la Première Internationale et l’émergence de la Seconde en 1889. Cette première biographie en français sort le personnage des colonnes confidentielles du Maitron et tient compte de travaux hongrois. On saisit aussi la correspondance passive de Frankel par des brouillons de lettres de Marx. L’apport du livre est donc substantiel.
Frankel est sans doute mieux connu en Hongrie où il est né, alors que son rôle fut parfaitement « sans frontière » comme le dit le titre du livre de Julien Chuzeville. Issu de Budapest (qui n’était pas encore constituée sous ce nom) et d’une bourgeoisie juive de langue allemande, il rencontra Marx dès la Première Internationale et resta un agent résolument marxiste au sein du mouvement socialiste révolutionnaire. Orfèvre de métier, il arrive à Paris en passant par Munich et devient le seul élu étranger de la Commune de Paris. À 27 ans, il y est responsable de la commission du Travail. Il parvient à s’échapper avec Élisabeth Dmitrieff de façon forcément rocambolesque et gagne l’Italie par la Suisse, puis Londres. Le Vorbote, journal suisse de langue allemande, publiera une longue lettre sur cette affaire qui est un vrai plaidoyer pour la Commune.
Après l’Italie et Londres, Frankel retourne à Budapest pour le journal social-démocrate hongrois de langue allemande et en fait un lieu de transit de la presse socialiste pour tout l’Empire austro-hongrois, qu’il visite, apprenant le serbe quand la Bosnie-Herzégovine et les Balkans se soulèvent. Il crée surtout un parti dit des « sans droit de vote » (le système était censitaire) et subit un emprisonnement dur qui le rend inapte à son ancien métier car il souffre désormais des yeux. Il ne veut plus des responsabilités qui ont fait de lui « général », sans ambition personnelle, dit-il, de diriger quoi que ce soit.
Frankel reste néanmoins de tous les échanges, lettres, congrès et rencontres. Il guerroie contre de « prétentieux bougres et têtes creuses » et, toujours soucieux de ce que deviennent Engels et Marx à Londres, il correspond avec l’Europe entière. Il débat, il attaque Benoît Malon — « un petit bourgeois de pacotille » qui dénigrait Blanqui – et défend partout et toujours les théories marxistes de la valeur et de l’histoire. Devant une Internationale déliquescente, il prône l’unité. On le retrouve tantôt représentant, tantôt journaliste de la social-démocratie allemande, tantôt à la table des traducteurs, de l’allemand au français, ou en sens inverse.
Se définissant comme quelqu’un qui pense à Paris et aime la France, Frankel y revient vers 1889, même si on sait peu de chose de sa vie privée, maintenue dans une relative clandestinité, elle aussi, par la prudence et la décence. Il se marie en 1892 et, à Paris, il habite successivement rue Amelot, rue Vivienne et rue Lepic, en restant un homme qui se voulut simplement « un modeste promoteur de l’idée sublime de l’égalité », comme il le déclara à ses amis hongrois lors de sa sortie de prison en 1883.
Avec Hubertine Auclert, on aborde autrement la dimension biographique puisque son éditrice, Nicole Cadène, lui donne la parole et la suit dans son Journal perdu puis retrouvé de photocopies en réapparitions au sein de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Ces textes restituent ses émois et l’expression vive d’un personnage souvent dans la plainte et la rage, ne serait-ce que sur ce thème rémanent, le regret de n’être pas « belle », selon sans doute les critères les plus communs de son temps, et la fatigue des lazzis qui l’accompagnaient. Sa conférence de 1885, salle Molière, pour défendre la légitimité de candidatures féminines aux élections n’a pas suscité le même écho et la même mémoire que celle de Jules Ferry sur l’éducation des filles, en 1870 et dans la même salle.
Ce journal est toujours saisissant, ses angoisses avant ses conférences sont terribles et ses formules, d’une naïveté sans fard, touchantes. Oui, Hubertine Auclert se pensait « si peu à la hauteur de [sa] mission », et, quand elle considère le peu de moyens de la cause suffragiste, elle s’indigne que le combat bien plus bourgeois contre la vivisection des animaux prévale sur la défense des femmes. On voit comment, de l’intérieur, dans la naïveté de ce qu’elle confie à son Journal (« si je n’étais si seule », se définissant comme une « pauvre paria », « embastillée par le code bonapartiste »), cette femme ne cessa de chercher résolument des éditeurs, que ce soit La Citoyenne, la sulfureuse Libre Parole de Drumont l’année même où il publiait La France juive, ou Le Radical où elle publia tout de même 400 articles à partir de 1896, malgré le propos décisif de Gambetta qui avait lancé un péremptoire « que l’on ne nous mette pas les femmes dans les jambes ! » au début de cette République.
Demeure la difficulté d’insérer le combat suffragiste dans ce sillage, sans parler même d’alliances incongrues. À propos de sa première publication dans Le Matin, Hubertine Auclert rappelle la précipitation avec laquelle elle remit son papier, de nuit, par un très grand froid hivernal, pour ne point le voir, le lendemain, dans le journal. Hubertine Auclert débat avec Paule Mink, qui croit d’abord à la révolution sociale, elle y oppose la dénonciation de ce qu’elle appelle le « masculinisme », terme et concept de son cru pour signaler la primauté absolue des hommes dans les objectifs politiques et sociaux des socialistes et de toutes les forces politiques. Elle dénonce la faible rémunération des femmes, mais elle ne dit pas vraiment comment on les convainc de savoir spontanément le travail de l’aiguille. Son seul soutien provient un certain temps de sa rencontre avec la pétulante et prestigieuse Juliette Adam.
On connait à peu près les textes de la journaliste Hubertine Auclert, toujours confidentiellement édités depuis Édith Taïeb (Syros, 1982) et Geneviève Fraisse (Bleu autour, 2007), ainsi que ses textes sur l’Algérie par Denise Brahimi (L’Harmattan, 2009), outre le touchant portrait par Mona Ozouf, non citée ici, qui fit d’elle « l’obstinée » dans Les mots des femmes (Gallimard, 1995). Les présentes 70 pages de notes, de bibliographie et d’index actualisent tout ce que l’Université a produit depuis vingt ans, sans oublier d’inscrire les présentes luttes dans la volonté de créer le « matrimoine » de nos villes. Qui connaît en effet à Paris le 12 rue Cail (Xe arrondissement), ou la place Hubertine Auclert du XIe ? Or, c’est de son balcon en bordure de cette place qu’elle assista, bouleversée, à l’exécution de Vaillant, l’anarchiste qui avait jeté une bombe dans la Chambre des députés en 1894, ce qu’elle rapporte dans la sincérité de son émotion.
Enfin, on ne saurait dire que Le capitalisme c’est la guerre s’invite comme le prolongement des livres précédents sans cultiver une ironie malsaine, mais c’est bien la négation ou l’impuissance de tout ce à quoi ont cru les biographiés précédents, valeurs et institutions, théories et pratiques, qui permet depuis trente ans une course accrue aux armements sous toutes les formes. Nils Andersson en décrit la rare violence avec une grande équanimité de ton. Sa synthèse procède de tout ce que les esprits mobilisés et éduqués ont pu percevoir ici ou là, mais ce condensé de 150 pages petit format est terrifiant. Bien sûr, loin de tout sensationnalisme, le genre ne veut rien apporter de neuf, mais c’est la densité de ces rappels dont les sources sont toujours citées qui donne du souffle à l’entreprise et questionne fortement, comme le signale la quatrième de couverture, « l’utopie à inscrire dans le réel », programme insondable et lieu des désespérances autant que possible justification de toute dissidence.
La chronologie se déroule sur les trente dernières années évidemment présentées sous le signe du nouvel ordre mondial qu’a manifesté la guerre du Golfe posée comme acte fondateur. Puis suivent les chapitres et les catastrophes, le « devoir d’ingérence » parti de la corne de l’Afrique, les guerres civiles dans l’ex-Yougoslavie, Srebrenica, Guantanamo, la guerre d’Irak, le génocide au Rwanda, l’Afghanistan qui manifeste la fin des « guerres justes » autant que le rôle de l’OTAN, la guerre de Libye puis les enlisements au Sahel, et on en passe. À chaque fois, la comptabilité des moyens déployés, qui sont énormes, terrifie car les stratégies sont absurdes, les crimes de guerre permanents, et la course au surarmement s’en renforce. Les États-Unis, puissance sans équivalent après 1989, jouent autant de la diplomatie collective au sein d’instances internationales que de missions spécifiques pour décider de ce qui se fera, selon des modalités qui ont pour seule fin la vassalisation du monde et pour pratique la définition de leurs alliés comme forces auxiliaires.
Hélas, le livre de Nils Andersson n’est pas qu’un réquisitoire, mais aussi un bilan, de surcroît facile à lire et d’une réelle élégance d’écriture, à conseiller donc à tous ceux qui renoncent à se plonger dans l’écheveau de nouvelles partielles ou partiales communiquées au jour le jour à grand renfort de trompes. Mais cet outil pour la mémoire du siècle est aussi à mettre dans les mains de ceux qui ont peur d’oublier ce qui ne peut que déranger comme de ceux qui croient légitime d’abandonner le monde à une fâcheuse incohérence qui se solderait par l’aval de l’impuissance consommée de chacun.