Éric Chevillard est un écrivain drôle et savant. Son « Poème blanc sur fond blanc » est à la fois hilarant et profond !
J’écris ces lignes sur une île bâtie de maisons blanches. Quand la façade de celle que tu habites, dégradée par le sel, la mousse et le zigzag de bave de la limace (à force de se prendre pour une chenille, on se prend pour un papillon), quand elle perd son éclat lacté, la honte est pour toi. C’est ton âme qui est vile. C’est ton âme qui a traîné dans la boue, et je préfère ne pas savoir ce que tu fais de tes fesses.
Quel est ce chicot parmi les dents de lait ?
Vite un coup de peinture !
Car une île, voyez-vous, c’est un nouveau monde, une étoile neuve. Christophe Colomb a ramé au large. Il n’a jamais trouvé la passe, il n’a jamais trouvé la crique. Nulles ruines sur cette table rase. J’ai tout inventé hier en arrivant, le feu, la roue (puis les deux autres, pour ma brouette, et une encore, pour ma calèche), j’ai inventé la poésie, le chinois, les distributeurs de billets de banque, la clé à molette, le savon, le Boléro de Ravel et Le Bateau ivre : tout était blanc, c’était bien facile, sur ce fond-là, de faire le malin.
Ma Joconde ressemble à Mickey, je l’admets.
Qu’importe. Mickey aussi restait à inventer.
La couleur rouge vint avec mon premier coup de soleil.
Tout était blanc, comme la page de l’écrivain avant qu’il ne pose dessus sa main salissante (à sa décharge : son pénis a confisqué l’essuie-tout).
À mon tour, je m’adresse à toi, jeune poète : avant d’écrire un mot, avant de tracer la première lettre de ta première stance, demande-toi si celle-ci vaudra mieux vraiment que cet espace blanc, cet espace vide, cet espace de paix et de silence sur la feuille vierge que tu t’apprêtes à violer, et, si tu n’en es pas certain, alors abstiens-toi, nul ne t’en tiendra rigueur, ne touche à rien, n’abîme rien, recule, renonce à tes conceptions maculées. Sans doute est-il amusant de dessiner sur la neige en ondulant du bassin, mais les arabesques jaunâtres de tes mictions n’ajoutent rien, crois-moi, à tes plus fières réalisations, à tes plus notoires réussites, au legs intellectuel et moral que tu entends laisser à tes enfants. Et à l’humanité tout entière.
Ces jours-ci, moi-même, je suis pris d’un doute. Voici plus de quarante ans que j’écris et bientôt trente-cinq ans que je publie, et cela en fait, croyez-moi, du papier raturé, du papier froissé, du papier noirci, du papier soldé, du papier pilonné, de l’oie plumée, du blanc cassé, défait, parti avec les bancs de brume, brûlé avec le brouillon ou jaunissant sur le vieux manuscrit, au fond d’une boîte en carton, dans un placard.
Jeune poète, ce serait être un bien bel artiste aussi que de n’être l’auteur de rien, ou seulement de cette contreperformance idéale.
Devenir à force de maîtrise, et sans renoncer au brio, cet écrivain qui ne griffe ni ne gratte le papier dans l’illusion de soulager ses prurits et ses allergies, qui garde dans son tiroir une rame entière de feuilles blanches et renonce à se coucher dessus, à se moucher dedans, ne les considère pas comme d’autres draps encore où se vautrer, jouir et ronfler comme une brute, quand ce n’est agoniser déjà en exsudant ou relâchant toutes ses humeurs putrides.
Or je ne voudrais pas me vanter, mais ce livre de pages blanches qui serait le suprême chef-d’œuvre est en effet le journal de mes angoisses, tenu avec assiduité et scrupule, entre deux séances d’expression écrite d’une complaisance abjecte, depuis mon âge le plus tendre.
Éric Chevillard