Dans Les chemins de désir, une fiction en podcast puis en livre, Claire Richard montrait comment un imaginaire érotique féminin se nourrissait d’autres choses que de l’expérience. Dans l’enquête audio Blanc comme neige, elle déconstruit cette fois non pas la blancheur, mais la blanchité – ou le fait de ne pas être vu comme blanc.
D’où vous est venue la nécessité d’interroger le blanc, moins du point de vue de la couleur que du phénomène social qu’elle recouvre ?
Pendant très longtemps, cette question ne m’a pas traversé l’esprit. Je suis née en 1985, j’ai grandi en banlieue parisienne, dans un milieu de classe moyenne très blanc. À partir de la vingtaine, je me suis beaucoup intéressée à l’extrême gauche, j’ai beaucoup lu, manifesté, etc. – mais la question du racisme restait un point aveugle. Je dirais aujourd’hui que je l’évitais délibérément. Le sociologue afro-américain Charles W. Mills a théorisé la notion d’« ignorance blanche », qui est un processus d’ignorance active des personnes catégorisées comme blanches au sujet du racisme et de leur place dans ce système. J’ai découvert ce concept en préparant le podcast, et il est venu éclairer très crûment tout un pan de mon autoformation politique…
Mais j’ai vécu à New York entre 2010 et 2014. Là, à Harlem par exemple, je me suis retrouvée pour la première fois dans des espaces où les Blancs n’étaient pas majoritaires : c’était la première fois que je me sentais visible à cause de ma couleur de peau… J’ai découvert que j’étais blanche, ce qui n’a pas pour autant entraîné de réflexion politique sur cette « blanchité ». Pour cela, il a fallu que je rejoigne, en France, un collectif antiraciste, composé en majorité de personnes racisées, « Regarder le racisme en face », qui travaille à documenter l’impact du racisme systémique dans la société française. C’est grâce à ce travail collectif que j’ai découvert les réflexions sur la blanchité et que j’ai commencé à interroger ma place dans ce système. Il est très important de rappeler que la « blanchité » n’est une découverte que pour les Blancs… les personnes qui en subissent les effets au quotidien savent qu’elle existe depuis très longtemps.
Comment entendre le mot « blanchité » ?
Le mot « blanchité » est un néologisme pour traduire l’anglais « whiteness ». Étudier la blanchité, c’est toujours étudier le racisme, mais en déplaçant la focale : au lieu de se pencher sur les victimes du racisme, on s’interroge sur la catégorie des personnes à qui ce système bénéficie. Il est important de rappeler que la blanchité n’est pas une couleur de peau : c’est une relation de pouvoir qui organise la supériorité et la domination des personnes considérées comme blanches. Au sens large, la blanchité désigne l’expérience du monde que font les personnes perçues comme blanches : par exemple, ne pas faire l’objet de contrôles au faciès, ne pas être discriminé sur la base de son patronyme ou de sa couleur de peau… La blanchité est proche du concept de « privilège blanc », créé par la militante féministe et antiraciste Peggy McIntosh, et qui suscite aujourd’hui énormément de débats. On lui oppose notamment l’idée qu’il existe des Blancs défavorisés ou pauvres, discriminés à d’autres titres, au premier chef la classe sociale. Aucun des chercheurs et chercheuses que j’ai interviewés pour ce podcast ne le nie : ils et elles soulignent que le privilège blanc est d’abord le fait de ne pas faire l’objet de discriminations racistes, de ne pas faire l’objet d’assignations raciales. La blanchité, comme les manifestations de la « race » en tant que catégorie d’analyse des sciences sociales, n’est pas un facteur univoque : elle se module selon la classe sociale, le genre, l’âge… Elle n’est pas non plus figée dans le temps. La sociologue Juliette Galonnier a étudié les convertis à l’islam en France. Elle a découvert que, dès lors qu’ils et elles arborent des signes visibles de leur religion dans l’espace public, le foulard par exemple, ils et elles « perdent leur blanchité » : ils deviennent visibles, on les remarque, on les prend à partie, et ils font parfois l’objet de remarques racistes (une femme née en Picardie s’entend dire : « rentre dans ton pays » depuis qu’elle porte le foulard, par exemple).
Comment expliquer l’absence de ce sujet dans le roman ou au cinéma, en particulier en France ?
Je n’ai pas étudié en profondeur la représentation du racisme dans les œuvres filmiques ou littéraires, donc je ne peux faire que des hypothèses. Il faut d’abord rappeler qu’en France la conception universaliste, l’idée d’une égalité universelle des êtres humains, reste très présente – même si l’égalité réelle est loin d’être réalisée, comme on le voit tous les jours dans l’espace public… De cette conception universelle découle une sorte de confusion entre la race au sens biologique (qui n’existe pas) et la « race » au sens des sciences sociales : une pure construction sociale mais qui a des effets bien réels.
Ainsi, en France, dans la conception dominante, parler de race c’est être raciste : on voit les réactions d’une grande violence que suscitent des personnalités engagées dans le combat antiraciste comme Assa Traoré ou Rokhaya Diallo. Donc en France on peine à parler frontalement de racisme : on va préférer parler de « discriminations ». Même si les débats actuels sont d’une grande vivacité, la race reste un tabou en France et chacun peut voir autour de soi les réactions épidermiques que le sujet provoque. À petite échelle, j’ai proposé ce sujet sur la blanchité à plusieurs médias dits de gauche pendant plusieurs années : seul le studio de podcast Binge a été partant. Et pourtant je suis blanche, il est plus facile pour moi de parler de racisme que si j’étais racisée…
Plus généralement, les milieux culturels restent très très largement blancs. Les jurys littéraires, les éditeurs et éditrices, les commissions d’attribution de bourses… là comme ailleurs, les instances qui légitiment les produits culturels et aident les carrières des auteurs et autrices sont largement composées de personnes blanches. Un ami (racisé), scénariste de séries, me disait encore récemment que les « writing rooms » où il travaille sont très très largement blanches… Quelque part, on pourrait analyser l’absence même du sujet de la blanchité dans les productions culturelles dominantes comme une manifestation éclatante de ce qu’est la blanchité : le fait de pouvoir ne pas voir la race…
Mais, en filigrane, la blanchité comme système de pouvoir est présente dans toutes les œuvres qui interrogent le racisme dans la France contemporaine. En vrac, je pense à l’ouvrage collectif Décoloniser les arts (L’Arche, 2018), comme aux films Trop noire pour être française ? (d’Isabelle Boni-Claverie, qui parle notamment de son passage à la Fémis), Ouvrir la voix d’Amandine Gay, Tout simplement noir de Jean-Pascal Zadi, ou récemment au documentaire « Modèles noirs, regards blancs » diffusé sur France TV.
Qu’avez-vous appris en faisant cette série, en écoutant vos intervenants ?
Pour moi, cette série est l’aboutissement de plusieurs années de réflexions et de discussions avec le collectif « Regarder le racisme en face », ainsi que de lectures : Le racisme est un problème de Blancs, de Reni Eddo-Lodge (Autrement, 2017), l’ouvrage collectif dirigé par Sylvie Laurent et Thierry Leclère De quelle couleur sont les Blancs ? (La Découverte, 2013), White Fragility, de Robin Diangelo, trad. française Fragilité blanche (Les Arènes, 2020). La lecture de ce dernier ouvrage, conseillé par une amie racisée, a été un tournant pour moi : elle a été essentielle pour comprendre ma position blanche et les préjugés racistes dont j’hérite. Diangelo explique qu’on pense trop souvent le racisme en termes moraux : être raciste, ce serait ne pas aimer les personnes différentes de soi et c’est mal. Or, le racisme ce n’est pas un simple préjugé : c’est une classification sociale qui opère à tous les niveaux de la société, d’où l’expression de « racisme systémique ». Nous grandissons dans des sociétés racistes : nous absorbons et reproduisons nécessairement certains préjugés racistes. Or l’approche morale du racisme interdit de penser cette part de racisme intériorisée, puisque la reconnaître équivaut à se décrire comme une très mauvaise personne. Mais si on pense le racisme de façon systémique, il devient possible de reconnaître qu’on peut parfois avoir des comportements ou des pensées racistes, même s’ils sont involontaires. Reconnaître ne signifie pas banaliser ou excuser, mais c’est une étape essentielle pour pouvoir réfléchir à la généalogie de ces réflexes et demander pardon aux personnes visées si c’est pertinent. Pour moi, cette entreprise de « décolonisation intérieure » est un préalable essentiel à toute discussion honnête sur le racisme.
Mais ça ne suffit pas. J’ai été très marquée par les réflexions de la militante afroféministe Fania Noël dans son podcast Atlantic Nwar et de la sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi, notamment dans son article « Checker les privilèges ou renverser l’ordre » : déconstruire son privilège blanc, comme on l’entend beaucoup dans les milieux militants, c’est intéressant pour les Blancs mais ça ne fait pas une base d’action politique. Ce qu’il faut, c’est soutenir les actions des personnes racisées, pour mettre fin au système de classification et de hiérarchisation raciste et réaliser l’égalité réelle en France. Pour cela, les Blancs peuvent adopter des positions d’allié.e.s mais surtout agir dans les espaces blancs où ils travaillent – ou, comme le suggère le sociologue Julien Talpin sur la base de ses observations dans les mouvements Black Lives Matter aux États-Unis, organiser des espaces pour les Blancs antiracistes, pour inventer des façons de rejoindre les luttes antiracistes qui ne les phagocytent pas.
Propos recueillis par Pierre Benetti