Depuis plus de vingt-cinq ans, Jean Hatzfeld, auteur de Là où tout se tait dont EaN parlait en janvier, se rend régulièrement à Nyamata, au Rwanda, pour recueillir des témoignages sur l’extermination des Tutsis en 1994. Il est bien souvent le seul Blanc des alentours. Mais le génocide a tout changé, y compris la place des « bazungu », pluriel de « muzungu » (celui qui a pris la place de…).
Une lumière blanche éblouissait ce début d’après-midi. Une chaleur caniculaire assoupissait la grande rue de Nyamata. Sur toute sa longueur, trois véhicules stationnaient, l’un de militaires en train de casser la croûte dans l’un des rares petits restaurants ouverts, et deux autres attendaient la fin de sieste de commerçants. Sous un acacia dormaient trois cyclistes de vélos taxis. Seules les vaches allaient et venaient dans la poussière en dodelinant de la tête, poussées par des gamins armés de longs bâtons.
C’était trois ans après le génocide qui a dévasté le Rwanda. Soudain, derrière moi, retentit une voix enjouée : « Et toi, le Blanc ! » L’homme qui me fait un grand signe du bras a tout d’un vagabond, vêtu en haillons, chaussé de godasses déchirées, la démarche lasse. « Toi, le Blanc, serais-tu plutôt OM ou PSG ? » Il me fait le geste d’un assoiffé. Ça tombe bien car depuis mon arrivée, deux heures plus tôt, dans cette bourgade du Bugesera, je me sens très seul. Il s’appelle Englebert Munyambonwa, s’exprime en un français précis enseigné dans les séminaires des Pères blancs. Je ne sais pas encore qu’il deviendra l’un de mes meilleurs amis au fil des séjours, ni que, pendant près de vingt-cinq ans, je serai le seul Blanc à vingt-cinq kilomètres à la ronde.
Aujourd’hui, une route bitumée remplace la piste rocheuse depuis Kigali. Dans la grande rue encombrée de vélos, motos, tous terrains, camions, des maisons grimpent à deux ou trois étages, des boutiques s’ouvrent entre des cabarets, que des lampadaires éclairent la nuit. Mais, même si l’on évoque parfois l’existence plus que discrète d’un urbaniste dans une maison du quartier Gatare, et de l’équipe d’une organisation en coloc sur les hauteurs de Kayumba, je reste le seul Blanc visible dans les rues de Nyamata.
Hors de l’Occident, les Blancs ne sont quasiment jamais appelés des Blancs. Les Amérindiens les nommaient, selon les régions et les époques, esprits de la mer, ou destructeurs d’Indiens, longs couteaux, en référence aux sabres de la cavalerie toujours prompte à déblayer les grands espaces aux colons. Des trappeurs furent nommés « ceux qui sentent mauvais », allusion affectueuse, au dire des trappeurs, à leur irrésolution à se laver dans les torrents glacés. Même le fameux visage pâle des premiers westerns se rapportait plus à l’image d’une mauvaise santé des migrants qu’à leur couleur de peau. En Chine, l’expression nez pointu est souvent utilisée. En Afrique, beaucoup de noms fleurissent, dont bwana, le patron en langue wolof ; en malgache, vazaha, l’étranger. Le plus courant en Afrique francophone est toubab, qui viendrait de tsubab, le dignitaire en hindi, ou de toubib, médecin en arabe.
En kinyarwanda, le Blanc est un muzungu, mot que l’on peut traduire par celui qui prend la place de… Prend-il la place du chef ? Prend-il les terres et les richesses des cultivateurs ? Se prend-il pour un prophète, voire pour Dieu ? En tout cas, ceux qui prirent toutes les places dans les blindés blancs de la Minuar venus à Nyamata les évacuer, à deux heures du début des tueries en 1994, furent les Sœurs blanches de la maternité, un prêtre blanc et un coopérant blanc de peur.
C’était le lundi 11 avril 1994. Depuis l’assassinat du président Habyarimana, trois jours plus tôt, les communautés hutues et tutsies se sont séparées à Nyamata et, sur les quatorze collines du District, rétractées chacune dans sa propre peur de ce qu’elles entendaient à la radio et qui allait arriver. Vers 11 heures, trois véhicules blancs de la Minuar débouchèrent sur la grande rue. Ils firent une tournée pour ramasser les quelques Blancs et repartir. Adalbert Munzigira, un grand tueur interhamwe présent sur la place du marché, raconta : « On s’est bien sentis entre nous. Jamais on n’a plus pensé un moment qu’on pouvait être gênés ou punis. Nos yeux ont vu cette fuite des blindés sur la piste. Pour la première fois de l’existence on ne se sentait plus sous la mauvaise surveillance des Blancs. On se disait : « Bon, c’est vrai, les Casques bleus n’ont rien fait sauf un demi-tour pour nous laisser tranquilles. » Au signal on est allés. »
Entre le 11 avril à 11 heures et le 14 avril à 14 heures, ils tuèrent environ 50 000 Tutsis sur une population d’environ 59 000. Le jour du massacre de la maternité, Valérie Nyirarudodo, sage-femme hutue, se trouvait à l’intérieur : « C’était la foule entassée. En plus des femmes enceintes et des nouvelles mamans, nombre de blessés s’allongeaient entre les lits dans les couloirs… Des vieux dormaient dans la salle de travail. On croisait même une vache errante qu’on gardait pour les nourrissons. Seules manquaient les sœurs blanches qui avaient escaladé trois véhicules de la Minuar en laissant un sac de porridge en cadeau d’adieu… » Elle précisa un autre jour : « Le premier jour des tueries, des militaires rwandais sont arrivés. Ils ont déclaré : « Si vous donnez l’argent, on empêche les interahamwe d’entrer. » C’était deux cent mille francs. Mais les sœurs avaient emporté toutes les économies de la maternité avec les clefs. »
Trois ans plus tard, comment se traduit l’hostilité de l’accueil réservé à celui qui débarque seul dans la torpeur de la grande rue ? Aucune hostilité. Une forte déception à l’encontre du Français qu’il est, une méfiance palpable à l’encontre du journaliste. Et vis-à-vis du Blanc ? Rien. Un génocide tue plus que des gens. Il détruit des illusions, des traditions, des convictions, même des arrière-pensées ou des a priori. Il anéantit les espoirs et les projets en même temps que ceux qui les portent. Il efface beaucoup de souvenirs, en tout cas pendant un temps. L’essentiel se déplace vers ce qui peut être sauvé, la futilité disparait. Les muzungu qui n’ont pas levé le petit doigt pour empêcher qu’on élimine les Tutsis de l’Histoire, sont sortis de celle des rescapés. Le muzungu ne prend plus la place de personne, même pas de ses congénères. Il ressent l’immense chance et bonheur de n’être que celui qui ne prend que sa place à lui dans sa camionnette.
Un jour, un cardan de la camionnette casse dans la forêt de Musenyi, une heure plus tard un mécanicien survient sur le porte-bagage d’un taxi vélo avec sa caisse à outils. Un soir, il partage une bière avec une amie dans un petit cabaret planqué derrière le poulailler de la paroisse, le lendemain le mari déboule pour faire un esclandre. Un Blanc dans une camionnette blanche, on le voit de loin, même au bord des marais de Rulindo, ou derrière le jardin d’une maison en adobe à Kanzenze. Et chaque soir, chez Mama Nema, les amis commentent ses va-et-vient de la journée.