En présence des démons

Dans Le cloître des ombres, Jean-Claude Schmitt commente en historien un dialogue sur les démons datant de 1200 et jusqu’à présent peu connu. La tentation est grande, pour le lecteur d’un texte aussi éloigné de ce qui nous paraît crédible, de traduire en langage moderne les expériences qu’il raconte : de lire « virus » ou « inconscient » là où les braves moines disent « démons ». L’auteur des Revenants (Gallimard, 1994) rend compte de la manière dont ces étranges conceptions se sont développées ; ce faisant, il nous offre un objet qu’il faut avoir le courage de laisser dans sa pénombre.


Jean-Claude Schmitt, Le cloître des ombres. Suivi de la traduction française du Livre des révélations de Richalm de Schöntal, avec la collaboration de Gisèle Besson. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 470 p., 29,50 €


Achevant son livre lorsque commence le confinement pour cause d’épidémie, Jean-Claude Schmitt est sensible à ce que cette situation a de commun avec celle de moines médiévaux cloîtrés, eux, dans leur couvent. Il parle d’une fermeture du temps qui « tourne en boucle sur lui-même, quand aucune date prévisible ne laisse espérer une fin rapide du confinement ». Le virus qui justifie ce confinement et nous obsède « est un ennemi mal identifié, véloce et mortel, qui colle à la peau […] à l’instar de la multitude des démons qui agressaient les moines ».

Il n’est donc pas absurde de se demander si les virus ne seraient pas les démons de notre temps. Même si ce n’est pas l’objet de ce livre, il ne nous est pas difficile de comprendre que l’analogie ait pu s’imposer à notre historien, quoiqu’il en mesure le caractère très approximatif. Il sait bien en effet que, par beaucoup d’aspects, les virus et les démons sont deux choses très différentes, y compris dans la manière dont on lutte contre eux. Et pourtant, une telle analogie peut aussi nous éclairer sur la persistance de comportements dont nous voyons sans ambiguïté le caractère irrationnel quand ils se produisent à une époque aussi éloignée de nous, pas seulement par les huit siècles qui nous en séparent. Si nous sommes moins rationnels que nous voudrions le croire, il se pourrait aussi qu’un moine des années 1200 soit moins irrationnel que nous nous plaisons à nous le représenter.

Le cloître des ombres, de Jean-Claude Schmitt : en présence des démons

L’ancienne abbaye cistercienne de Schöntal aujourd’hui © Jean-Claude Schmitt

Cet essai de microhistoire s’attache « à la compréhension et à la mise en valeur » d’un document d’une richesse exceptionnelle, le Liber revelationum de l’abbé cistercien Richalm de Schöntal, mort le 2 ou le 3 décembre 1219. Ce livre, resté négligé des historiens médiévistes jusqu’à son édition savante en 2009, aborde de façon très développée les diverses questions que l’on peut se poser concernant « l’émergence de l’autobiographie et du portrait, le corps et les gestes, les visions et les rêves, la mort et les revenants, la présence et le rôle des images ».

Le Livre des révélations se présente comme une suite d’entretiens entre l’abbé Richalm et un autre moine, le frère N, à qui il raconte ce qu’il en est des manifestations démoniques dont il fait l’expérience répétée. Richalm est peut-être hypocondriaque, névrosé, réellement malade, mais il n’est ni fou, ni délirant, ni insensible à une certaine rationalité. C’est, somme toute, un homme ordinaire, si ce n’est qu’il est enfermé dans un monastère à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe. Les expériences démoniques qu’il analyse avec son interlocuteur ne sont pas inaccessibles à nos conceptions du possible – à ceci près que nous ne pourrions les interpréter dans les mêmes termes. Tous ces bruits en lesquels il entend la manifestation d’un démon, nous pouvons nous aussi les entendre, pas y chercher la signification qu’il y trouve. Il nous est donc difficile d’adopter la bonne distance face à un tel Livre des révélations.

La difficulté tient au fait que le moine qui raconte ses rencontres avec des esprits, bons ou mauvais (ceux-ci étant qualifiés de démons), paraît un homme raisonnable qui s’efforce de rendre compte d’expériences vécues. Il se soucie de ne pas passer pour fou et s’efforce d’expliquer aussi rationnellement qu’il lui est possible cette perception d’une présence. Outre que nous n’avons pas lieu de mettre sa bonne foi en doute, il décrit des expériences que nous aussi pouvons vivre de temps à autre. Il parle de démons qui s’expriment par sa bouche ; à nous aussi, il nous arrive d’avoir l’impression que nos propres paroles ne sont pas les nôtres mais, par exemple, celles de notre père ou de notre grand-mère, que nous reprenons à notre compte sans l’avoir voulu et sans forcément nous en rendre compte. Nous en prenons conscience quand un frère ou une sœur nous dit : « je croirais entendre papa ». Un ami, un collègue, peut nous dire reconnaître dans nos propos la voix de tel personnage influent dans notre existence, comme peut l’être un chef de service respecté, un professeur admiré, un commentateur écouté, un héros de roman ou de film.

Il est vrai que ce moine a développé une hypersensibilité à ces phénomènes et qu’il est attentif au moindre gargouillis de son estomac, dans lequel il entend un démon. Mais cette hypersensibilité n’a rien que de compréhensible sachant les conditions de vie d’un moine enfermé dans son couvent et enserré dans une multitude d’interdictions, à commencer par celle de parler.

Le cloître des ombres, de Jean-Claude Schmitt : en présence des démons

Vue du monastère de Schöntal (1686). Original disparu, reproduit dans la littérature secondaire © D.R.

Le problème, donc, c’est que nous comprenons trop bien : il nous suffit de traduire dans un langage de notre époque pour restituer une normalité à ces expériences qui troublent ce couvent. Si nous jugeons cela très grave, nous ne peinons pas à imaginer quel diagnostic pourrait délivrer un psychiatre ; si nous en sommes à la névrose et que nous avons une connaissance directe de la psychanalyse, nous invoquerons volontiers l’inconscient, comme ce fut fait à propos des expériences spirites de Victor Hugo. Mais, en comprenant trop bien, nous échappons de fait à toute vraie compréhension. Bien sûr, les expériences qu’il raconte ne nous sont pas tout à fait inconnues, mais l’important est que la perception et la conscience qu’il en a nous sont tout à fait étrangères. La vraie difficulté est que nous sommes devant une intraduisibilité radicale.

La démarche historienne est sans doute la plus sûre pour éviter ce piège d’une compréhension illusoire. L’historien étudie de près le texte de ce Livre des révélations, qu’il situe dans ses divers contextes : l’époque, la vie monastique, les croyances dominantes d’alors, leur origine et leur devenir. Il lit ces divers documents en s’efforçant de les comprendre avec ce que pouvait être le regard du tout début du XIIIe siècle. Quand cette démarche est effectuée aussi bien que par Jean-Claude Schmitt, elle touche son but : éloigner de nous ce qu’il est illusoire de rapprocher avec la facilité des anachronismes. Reste néanmoins l’insatisfaction de devoir nous dire qu’une telle expérience vécue dans un pays si proche, en un temps pas si éloigné, puisse nous demeurer inaccessible pour l’essentiel. Serions-nous là devant une limite infranchissable de l’universalité rationnelle ? N’avons-nous vraiment d’autre possibilité que de nous en tenir au constat qu’ils étaient ainsi et que nous ne le sommes pas ?

Schmitt nous ouvre la possibilité d’aller plus loin quand il met en évidence le fait que des notions pour nous aussi différentes que le « son », la « voix » ou la « parole » ne sont pas distinguées. Il insiste aussi sur la grande extension du mot visio qui en fait un synonyme de revelatio : « la vue ne se sépare pas de la vision de réalités invisibles au commun des mortels ». Il peut même s’agir de « la perception d’une saveur ou d’une odeur et surtout d’une voix », et la distinction n’est pas toujours faite entre la vision de quelque réalité et celle d’une image. Il en va là comme en matière médicale : nous pouvons comprendre que les Anciens n’aient pas distingué la peste de la variole ou du typhus, et pourtant les traducteurs persistent à transcrire pestis en « peste » au lieu de le traduire comme il faudrait par « épidémie ». Nous rencontrons tous cette difficulté dès lors que nous tentons de nous exprimer dans une langue étrangère : de chaque côté, on distingue des notions que l’autre ne distingue pas.

Devant les récits que Richalm fait de ses expériences démoniques, la difficulté pour nous ne réside pas tant dans le mot « démon » que dans le fait de reconnaître le même type de réalité à des choses ou des phénomènes qui nous paraissent dénués de tout rapport. Il nous arrive à tous de conserver le souvenir de visions en rêve, d’être gênés par des gargouillis gastriques, de peiner à nous endormir à cause des craquements d’une vieille maison, d’être surpris par nos propres paroles, de redouter la contamination par un virus envahissant. Mais ces diverses expériences, à nos yeux, ne se ressemblent en rien. Or Richalm parle à chaque fois de « démons ». C’est de là que vient l’indépassable effet d’étrangeté. Il confond des expériences à nos yeux sans rapport, et que nous ne pouvons pas penser sous le même concept. Revenir en arrière nous est impossible, sauf sous la forme d’une étude historienne – qui éloigne de nous.

Tous les articles du n° 132 d’En attendant Nadeau