La tour, le cinquième roman d’Hélène Bessette (1918-2000), publié initialement en 1959 chez Gallimard, puis repris par les éditions Léo Scheer en 2010 (épuisé), reparaît avec une postface de Nathalie Quintane. La collection « Othello » des éditions Le Nouvel Attila accueillera aussi la somme des interventions qui lui ont été consacrées lors du colloque de Cerisy de 2018 (Hélène Bessette, l’attentat poétique) et, à terme, l’œuvre intégrale d’Hélène Bessette, la plus célèbre des écrivains oubliés.
Hélène Bessette, La tour. Postface de Nathalie Quintane. Le Nouvel Attila, coll. « Othello », 200 p., 18 €
Créée en 2015, cette collection est née d’une rencontre entre l’éditeur Benoît Virot et le collectif d’auteurs donnant vie et œuvre au général Instin. Le projet Instin est une création polymorphe et polyphonique qui bouleverse le statut traditionnel de l’auteur. Accueillir Hélène Bessette est un acte qui va au-delà de la réhabilitation : en la sortant de son isolement mortifère, Benoît Virot fait participer post mortem Hélène Bessette à « un travail collectif organisé, tendant à un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne », comme l’écrivait Guy Debord dans son « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale ».
Sur le contraste saisissant entre l’injonction de Marguerite Duras en 1964 dans L’Express (« la littérature vivante, pour moi, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France ») et sa disparition totale du champ littéraire français de 1973 jusqu’à sa mort en 2000, de nombreux articles ont été écrits (à noter aussi la biographie que Julien Doussinault a consacrée à Hélène Bessette, éd. Léo Scheer, 2008). À force d’y revenir, il y a bien sûr le risque de forcer les traits pathétiques de ce « rôle pittoresque de femme de ménage-romancière » qu’elle ne voulait justement pas jouer, comme elle l’écrit dans une lettre à Raymond Queneau, son éditeur, en 1967. Découverte par Maurice Leenhardt puis par Michel Leiris, publiée chez Gallimard par Raymond Queneau qui s’était exclamé en la découvrant : « Enfin du nouveau ! », adoubée par Nathalie Sarraute et Marguerite Duras, adulée par Jean Dubuffet qui lui écrivit en 1976 le ravissement qui était le sien à lire et relire toute son œuvre, Hélène Bessette est comme l’enfant auquel trop d’instances supérieures prédisent un destin exceptionnel et qui ne rencontre finalement que l’échec allié à une survie matérielle aléatoire.
Mais ne nous y trompons pas : Hélène Bessette était très sûre de son travail, elle en a précisé les intentions dans un texte tout à fait remarquable qui s’appelle Le résumé – c’est aussi le titre d’une revue-samizdat qu’elle a fondée à la fin des années 1950 avec son fils – et elle aura clairement manifesté son dégoût de la pitié : « Je trouve regrettable […] que moi qui suis une femme accumulant toutes les faiblesses, sois obligée depuis plusieurs années de vous “prier” comme si vous étiez des Dieux » (lettre à Claude Gallimard, 16 décembre 1967).
Il faut imaginer les conséquences désastreuses sur une carrière littéraire prometteuse mais fragile (Hélène Bessette a été retenue plusieurs fois dans les listes du prix Goncourt mais ses livres se vendaient mal) d’un procès intenté contre elle en 1956 par une certaine Jacqueline Wolgang-Leiner née Lecocq, l’accusant de s’être inspirée d’elle pour écrire son roman Les petites Lecocq. Orchestré par l’avocat Roland Dumas, ce procès fut une effrayante entreprise de diffamation. Rien n’indiquait que cette femme qu’Hélène Bessette avait croisée deux fois dans sa vie avait quelque chose à voir avec le personnage fictif du roman. Roland Dumas réclama sans vergogne trois millions de francs de dommages et intérêts pour sa cliente, après quoi le roman fut bien sûr pilonné et Hélène Bessette discréditée dans le milieu littéraire.
Peu après le procès, Hélène Besssette fut même soupçonnée par les parents d’élèves de l’école où elle était institutrice d’être une folle aux mœurs douteuses. Après avoir démissionné de l’Éducation nationale, elle travailla comme domestique et fit des ménages. Persuadée qu’on la suivait, qu’on ouvrait son courrier et qu’on lui voulait du mal, elle ne cessera d’écrire jusqu’à sa mort en 2000. Reste une écriture trop souvent jugée déconcertante alors qu’elle est bien plus facile et plaisante à lire qu’il n’y paraît au premier abord, et l’attrait sombre d’une folie paranoïaque qui fascine mais détourne les lecteurs de son œuvre.
La tour est le roman paru juste après le désastre des Petites Lecocq. Il met en scène un couple, Louise et Marcel, qui fréquentent régulièrement un couple d’amis, Fernande et André. Pauvres tous les quatre, ils baignent dans une vision commune de l’existence. On retrouve dans la description d’une soirée qu’ils passent ensemble dans l’appartement de Louise et Marcel la tonalité douce-amère des romans d’Emmanuel Bove : « On replace le dessus de lit de cotonnade à losanges jaunâtres. On accroche un sac à une boule de cuivre. On coiffe d’un chapeau dégoulinant une figure simiesque et dorée. On s’amuse avec la poire de l’électricité. » Les deux couples marmonnent à l’unisson la désolation de leurs vies, « l’ombre mouillée du temps », la vie au soleil absent, la peur de « moisir, de périr, de mourir ».
Un événement va fracturer cette entente. Louise participe à un jeu style « Questions pour un champion » (mais ambiance années cinquante) et répond avec une facilité déconcertante à des questions telles que : « Quel est, Mademoiselle, le précieux manuscrit, découvert dans la bibliothèque Laurentienne de Florence en 1807 et, question subséquente, en connaissez-vous une édition célèbre ? » Il s’agit en l’occurrence du manuscrit de Daphnis et Chloé découvert par Paul-Louis Courier en 1807 et sur lequel (c’est un fait réel) il aura malencontreusement fait une tache d’encre. Cette histoire est connue car ce même Paul-Louis Courier avait déjà commis en 1802 la faute de renverser de l’encre sur un manuscrit de l’Athénée à la bibliothèque de Strasbourg.
Si Louise connaît cette histoire qui fait la délectation des philologues, si elle s’exprime parfaitement et avec les moyens intellectuels qui sont bien sûr ceux d’Hélène Bessette, ça n’est jamais de l’affectation : la hauteur de langage à laquelle l’autrice lui donne accès permet de mieux mettre en lumière les profondeurs de ses ressentis, la pertinence de son regard sur son mariage, son existence et la société qui les environne. Cela ne fait pas d’elle une poseuse, mais un être traversé, enluminé d’écriture, un personnage révélateur. La sous-conversation dont Nathalie Sarraute disait dans L’ère du soupçon qu’elle « menace à chaque instant de tout faire éclater » est ici une sur-conversation. Les personnages sont appelés à exister au-dessus de leur condition de personnage et se laissent volontiers contaminer par le travail poétique de la langue. Ils ne parlent pas pour cacher mais pour révéler.
Ce succès au jeu va extraire le couple Louise-Marcel de la misère, mais la fracture sociale entre les deux couples le minera bientôt, laissant Louise dans une solitude argentée. Louise est l’héroïne du roman d’Hélène Bessette, mais sa gloire, son argent, son élévation sociale vont de pair avec une sorte d’étouffement progressif de sa personne. Devant les vingt-quatre mille billets que Louise a gagnés au jeu : « Je n’en, je n’en, je n’en avais, je n’en avais jamais tant vu, ricane Fernande, hystérique. » Louise, déjà enfermée dans une intériorité (dont Hélène Bessette nous dévoile la splendeur secrète), « rapide, adroite, replace l’amas de billets dans le sac prestement refermé ».
Le couple s’installe dans un bel appartement ; « les meubles chers et luisants. Les boiseries brillantes. Les céramiques artistiques. Les tapis moelleux » sont censés représenter le bonheur sur lequel le couple s’interroge sans cesse, minés qu’ils sont par ce concept insaisissable. « Je pense à notre bonheur », dit Marcel, « quand nous irons ensemble (amoureux), évitant comme il peut les voitures, quand nous irons ensemble sur la Côte d’Azur ». Marcel pense au bonheur, il pense à l’argent, il pense à la publicité. Il pense, comme Louise, à voix haute : « Marcel essaie de chasser la mélancolie du chiffre. Constate la relative douceur de la civilisation présente. Dont la bienveillance arrange des phrases en lumières. Tout exprès pour le cœur. C’est encore le temps où les provocations de la réclame adoptent une manière tendre et galante, dit-il. » Mais Marcel abandonne Louise : « Impossible d’obtenir un intérieur harmonieux et paisible dans son dessin ordonné : manque quelque chose d’indispensable. Manque le mari. Manque un meuble : manque le mari. »
Hélène Bessette écrivait dans son roman maternA : « Nous les femmes nous n’avons pas besoin d’un homme pour vivre un roman. Notre imagination aux mots communs et roturiers, aux mots ménagers et culinaires, est à la mesure des grandes passions. » C’est dans ce qu’André Breton appelait « les moments nuls de la vie », c’est à la fin de La tour, lorsque Louise ne peut plus rien faire d’autre qu’attendre que le temps passe, qu’Hélène Bessette nous montre cet art qui consiste à désincarcérer la passion existentielle de la vie matérielle, à extirper l’émotion de la vie depuis l’ordinaire le plus conventionnel. Et si Marguerite Duras voulait nous imposer Hélène Bessette comme une lecture essentielle, on peut tout aussi bien imaginer qu’Hélène Bessette impose elle aussi Duras comme une lecture essentielle, car il apparaît comme une évidence que son travail a précédé celui de Duras et lui a ouvert une brèche où Duras s’est engouffrée.
Les phrases de Bessette, dont on a pu déplorer la sécheresse – mais il suffit en la lisant de remplacer subrepticement la ponctuation « à point » par une ponctuation « à la virgule », plus souple, pour découvrir un enchaînement possible des phrases sans heurter la respiration et le problème Bessette est réglé –, ces phrases ont très probablement, en effet, joué un rôle dans l’élaboration de la phrase durassienne, elle aussi très ponctuée, très scandée et tout au service d’un roman du féminin non pas en tant qu’il est écrit par une femme, mais en tant qu’il exprime l’existence vue du point de vue d’une femme. Cette ontologie désincarcérée de la vie matérielle et tout à la fois révélée par cette même vie matérielle est tout l’objet du travail d’Hélène Bessette dans La tour. Le roman travaille à décrire une femme non pas en tant qu’elle est assignée à un genre, une essence ou une identité, mais en tant qu’elle est un mode d’expression.
L’aspect poétique de l’écriture d’Hélène Bessette n’est jamais gratuit, au contraire, il se plie en quatre au service de la vérité. Le roman poétique tel qu’elle le définit dans Le résumé aura « réussi à s’intégrer les conquêtes de la Poésie et recueilli les fruits de la libération surréaliste ». Bataille disait dans Histoire de l’œil : « Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de l’excès ? » La scansion, les rimes parfois, l’usage des espaces de la page, tous ces outils proprement poétiques ne visent pas à un écart gratuit ou complaisant par rapport au langage courant ; ils révèlent une hauteur de vue dans les choses les plus terre à terre.
Si le génie de Louise s’exprime, et cela peut avoir un effet déconcertant, comment imaginer que quelqu’un parle comme ça, une femme surtout et à cette époque ? « Je ne puis plus supporter les corridors éteints, les serrures tournées, les robinets jaillissants, les doubles rideaux de reps, le fade paysage de la cour comme le fond d’un puits face au ciel éloigné. » Si Marcel dit cette phrase géniale : « La chasse aux bonheurs utilise toutes nos forces » ; si Louise crie dans un magasin où le couple dépense de l’argent pour la première fois de leur vie en apprenant à laisser de côté le compte, « les tourments de l’arithmétique » : « J’en ai assez de compter. Pour vivre avec le nécessaire. Assez du signe plus qui est le décor de ma vie intérieure. De mon existence. De morte vivante », ce n’est pas une préciosité qui cherche à se dire ici, encore moins la vengeance après coup d’une autrice dont on aurait méconnu le talent et dont il faudrait supporter les manies d’écriture. C’est précisément la conversation de la vie qui se dit, dans toute sa violence, quitte à trouer littéralement le personnage qui l’exprime.
Lorsque Hélène Bessette vivait en Nouvelle-Calédonie avec son mari pasteur évangéliste, elle s’occupait avec lui d’un journal, Évangile-Sud. C’est là qu’elle a publié son premier récit, Marie Désoublie, et c’est ainsi qu’elle a retenu l’attention de Maurice Leenhardt, ce grand ethnologue proche de Michel Leiris. « L’évangile est le message de la grâce adressé indistinctement à tous les hommes, à ceux qui ont l’âme pauvre, indécise, à ceux qui ne sont pas intelligents, à ceux qui ne peuvent pas s’élever dans l’échelle sociale, à ceux qui chantent faux, comme aux autres », disait Hélène Bessette. Le journal adressait un message aux âmes généreuses mais était aussi « pour les brigands, les voleurs et les mauvais sujets ».
Si André Breton clamait que le langage avait été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste et que le roman était mort, il faut chercher chez Bataille une filiation plus juste. Bataille, comme Bessette, a vécu pauvre : « Je n’ai pas de repos, n’ai plus d’occupations. Je suis pauvre, dépense de plus en plus. Je le supporte mal (m’en tire de moins en moins). Je vis “à la petite minute”, ne sachant pas, souvent, que faire l’instant d’après » (Le coupable, Gallimard, 1961). Et, comme Bataille, Bessette a écrit dans un monde d’après-guerre, « pas pour ce monde-ci, (survivance – expressément – de celui d’où sortit la guerre) », mais « pour un monde différent, pour un monde sans égards ».
La femme, Louise en l’occurrence, est un personnage dont on découvre peu à peu toute la force subversive, la sauvagerie de la pensée dans un monde apparemment civilisé où l’argent a remplacé la spiritualité. Le couple sort de la pauvreté, il devient riche, le mari trompe sa femme, la quitte. Louise, parmi ses meubles, assise dans son appartement, sortant, s’asseyant sur un banc, abandonnée, pense et, depuis ce trou où elle est (en haut d’une tour d’ascension sociale), tout ce qu’elle vit, sa présence à sa propre absence, est une sorte de révolution. Méfiez-vous de la femme au foyer, de cette immobilité-là, de cette passivité, de cette muette, méfiez-vous de ce qu’elle pense car bientôt le monde sans égards en sera bouleversé.