Les chats de Baudelaire et les rats d’archives

Archives et manuscrits (8)

La chronique « Archives et manuscrits », en partenariat avec l’ITEM, s’aventure, à partir des « Roman Jakobson Papers », dans la préparation de l’article historique écrit par le linguiste avec Claude Lévi-Strauss, il y a exactement soixante ans, sur « Les chats » de Baudelaire.

Dans une « leçon de sémiotique » diffusée par la télévision italienne en 1974, Umberto Eco qualifie Roman Jakobson d’un des « grands messieurs du siècle, à côté de Bertrand Russell, Pablo Picasso ou Igor Stravinsky [1] ». À ce « monstre sacré de la sémiologie » (expression tirée de la même émission) correspondent des archives également monstrueuses : 4 m3 environ de documents de toutes sortes (manuscrits, tapuscrits, imprimés, photographies, multimédia…) couvrant l’arc entier de sa vie (1896-1982) et conservés dans les fonds des Distinctive Collections, département des manuscrits et livres rares du Massachusetts Institute of Technology de Cambridge (Massachusetts), institution au sein de laquelle Jakobson a achevé sa très riche carrière académique [2].

Parfois, la meilleure façon de s’aventurer dans une archive d’une telle opulence est de se laisser mener par le hasard. On pourrait, par exemple, se faire guider par un double anniversaire : cette année 2021 marque à la fois les 200 ans de la naissance de Charles Baudelaire et les 60 ans de l’une des études parmi les plus célèbres portant sur son œuvre, l’article sur le sonnet « Les chats » (1847) écrit à quatre mains par Jakobson et Lévi-Strauss.

En effet, l’un des traits les plus caractéristiques du personnage de Jakobson est l’étendue de ses relations : véritable architecte du succès du structuralisme à l’échelle globale, il a su construire des réseaux académiques et personnels qui n’ont peut-être pas d’équivalents dans le domaine des sciences humaines et qui imprègnent sa production scientifique, particulièrement riche d’écrits conçus et rédigés collectivement. L’article sur « Les chats » fournit ainsi à la fois un exemple illustre de co-auctorialité et une excellente occasion de mettre à l’épreuve l’approche et les outils de la critique génétique appliqués aux textes de création scientifique à plusieurs [3].

Cet article a posé les bases de l’analyse structurale des textes littéraires : à la fois pionnier et paradigmatique, il a accompagné pendant une vingtaine d’années les débats en théorie de la littérature, et aujourd’hui il ne cesse d’exercer sa fascination, on dirait totémique, au point de faire l’objet d’un essai tout frais de « poétique neurocognitive [4] ».

À l’époque des « Chats », l’amitié entre Jakobson et Lévi-Strauss avait déjà une vingtaine d’années. Ils se rencontrent en 1942 à New York, où ils débarquent après avoir quitté l’Europe assiégée par les nazis. Ils intègrent l’École libre des hautes études, expérience résistante d’« université en exil » qui rassemblait une centaine de scientifiques, en majorité des réfugiés belges et français. Ils assistent aux cours l’un de l’autre et, entre les mois de mars et mai 1946, animent (avec Raymond de Saussure, fils cadet de Ferdinand) un séminaire commun portant sur les « Principes de l’analyse structurale ». L’amorce du travail sur les « Chats » a été racontée par Lévi-Strauss lui-même :

« Un jour qu’il était à Paris, Jakobson m’a exposé ses idées sur l’analyse structurale de la poésie. Il m’a donné des exemples anglais, russes, allemands, mais ajouté que le cas de la poésie française l’embarrassait. Ses vues m’avaient tellement séduit que je me refusais à croire qu’elles ne s’appliquaient pas là aussi. Après son départ, Les Chats – un des rares poèmes que je sais par cœur – a commencé à me trotter dans la tête.

Peu à peu s’esquissaient les contours d’une interprétation dans la ligne tracée par Jakobson. Je me suis attelé à une analyse que j’ose à peine appeler linguistique tant elle était simpliste et maladroite, et j’ai envoyé par lettre à Jakobson le résultat de mes cogitations. Il a pris feu et flammes, ce qu’il faisait facilement, conservé des éléments de mon analyse, corrigé d’autres et beaucoup ajouté. Toute une correspondance s’est ensuivie sur le sujet. Quand il est revenu à Paris, nous nous sommes un matin attablés à ce bureau. Je tenais la plume, et nous avons rédigé ensemble, pesant et discutant chaque mot. Cela a duré toute la journée [5]. »

Cette correspondance, rassemblée à partir des archives du MIT et du fonds Claude Lévi-Strauss de la Bibliothèque nationale de France (NAF 28150), a été récemment publiée [6] et elle nous permet de circonscrire les grandes étapes de la collaboration qui a abouti à la publication des « Chats » : deux campagnes d’écriture à distance (novembre 1960 et décembre-juillet 1961), portant pour chaque auteur sur le texte rédigé par l’autre ; deux rencontres, à l’occasion des escapades parisiennes de Jakobson (octobre 1960 et octobre 1961) ; enfin, deux ajouts « mineurs », l’un suscité par une remarque de Lévi-Strauss et l’autre par les commentaires d’Émile Benveniste formulés à l’intention de l’anthropologue lors de la demande de publication dans L’Homme (dont Benveniste était le directeur, avec Pierre Gourou et le même Lévi-Strauss). Finalement, après un envoi d’errata, un toilettage de la langue demandé par Jakobson et accompli par Lévi-Strauss avec le concours de son épouse Monique, et un dernier paragraphe à vocation philologique attribué à Jakobson et placé en ouverture de l’article, un jeu d’épreuves rejoint les bureaux du MIT en février 1962. Les épreuves validées, l’article paraît au cours du mois de mai 1962 dans la première livraison du tome 2 de L’Homme.

Les « Roman Jakobson Papers » nous permettent d’aller au-delà de l’échange épistolaire et d’examiner les différents stades de la rédaction tels qu’ils se sont déroulés entre les lettres et à travers lesquels cette création en duo s’est véritablement déployée. En effet, les dossiers qui conservent les documents liés aux « Chats » [7] comprennent, au-delà des divers imprimés (réimpressions et tirés à part des versions en plusieurs langues) et d’une partie des échanges, plusieurs notes de travail et brouillons. On y trouve, par exemple, la toute première ébauche de l’article, envoyée par Lévi-Strauss à Jakobson en annexe de sa lettre du 16 novembre 1961 et présentée comme une « tentative » par leur correspondance :

Archives et manuscrits (8) : Lévi-Strauss et Jakobson face à Baudelaire

Lévi-Strauss, Première ébauche des « Chats », 16 novembre 1960, page 1 © MIT Distinctive Collections, MC.0072, Box 138

L’enthousiasme immédiat de Jakobson est tout dans sa réponse (le premier brouillon de l’article ne sera prêt que sept mois plus tard) :

Cher Claude,

Je vous suis au plus haut point reconnaissant pour l’impressionnante étude que vous avez faite […] J’ai été particulièrement fasciné par le sonnet de Baudelaire et l’interprétation que vous en faites. Ça m’a demandé beaucoup de travail mais je crois que j’ai maintenant réussi à compléter et développer vos remarques […]. Dans un jour ou deux, je vous enverrai un résumé de mes résultats [8].

En effet, si l’on met la première ébauche (fig. 1) en regard de l’article publié, on s’aperçoit aisément que le gros du travail de Jakobson a consisté dans la mise au point des analyses phonétique, morphologique, syntaxique et sémantique griffonnées par Lévi-Strauss, opération qui a conduit à un réaménagement profond de ses remarques, mais non de leur substance : le propre d’un texte poétique réside dans la façon contrôlée dont ses articulations formelles sont disposées en se répondant mutuellement ; cette condition privilégiée du texte poétique constitue sa signification (sa « fonction poétique », en termes jakobsoniens), signification qui est donc tout immanente et qui ne peut être dévoilée que par une analyse également formelle, visant donc à démêler et à faire apparaître les trames des corrélations structurelles du texte. Les documents conservés au MIT nous introduisent dans le véritable laboratoire jakobsonien et nous permettent d’assister au déploiement de ce programme de recherche partagé.

Plusieurs notes témoignent par exemple des minutieux décomptes des différents types de découpage du texte du poème. C’est le cas de cette petite fiche manuscrite, dans laquelle Jakobson a dressé la liste d’un type spécifique de récurrences phonétiques, celles ayant trait au caractère nasal des voyelles et des consonnes :

Archives et manuscrits (8) : Lévi-Strauss et Jakobson face à Baudelaire

Jakobson, Liste de récurrences phonétiques des « Chats » © MIT Distinctive Collections, MC.0072, Box 15 Folder 6

Le premier brouillon de l’article n’est autre que la mise en texte des résultats de décomptes tels que celui-ci. Voici la toute première page de ce brouillon (fig. 3), qui rassemble et ordonne, entre autres, les correspondances phonétiques recueillies dans la fiche qu’on vient de voir :

Archives et manuscrits (8) : Lévi-Strauss et Jakobson face à Baudelaire

Jakobson, Premier brouillon des « Chats », page 1 © MIT Distinctive Collections, MC.0072, Box 15 Folder 5

Strophe I (premier quatrain), – relativement haute fréquence du caractère nasal <de nasalité> (nasality feature) combinée avec gravité : 16 cas dans 4 vers, notamment 9 voyelles nasales graves (7 /ã/, 3 /õ/), vers <mais> aucune nasale aiguë (ni /ẽ/ ni /ø̃/) ; et 7 consonnes nasales graves, (/m/), mais aucune consonne aiguë (pas un seul /n/).

Strophe II (second quatrain), – rares cas de nasalité, surtout en combinaison avec gravité : 2 /ã/, 1 /ẽ/ ; 3 /n/, pas de /m/. Fréquence particulière des liquides : 22 (11 /r/, 11 /l/) compar en comparaison avec 13 liquides dans I, II dands dans III et 12 dans IV.

Finalement, dans le texte de l’article, le trait de nasalité devient l’un des piliers de l’architecture phonique du sonnet :

« Ce sont les voyelles nasales qui jouent un rôle saillant dans la texture phonique du sonnet. Ces voyelles […] sont d’une haute fréquence dans le premier quatrain (9 nasales, de deux à trois par ligne) et surtout dans le sizain final (21 nasales, avec une tendance montante le long du premier tercet – 93 – 104 – 116 : “Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin” – et avec une tendance descendante le long du second – 125 – 133 – 141). En revanche, le second quatrain n’en a que trois : une par vers, sauf au septième, l’unique vers du sonnet sans voyelles nasales ; et ce quatrain est l’unique strophe dont la rime masculine n’a pas de voyelle nasale [9] ».

La pièce peut-être la plus fascinante du dossier des « Chats » conservé dans les « Roman Jakobson Papers » du MIT est une feuille dactylographiée comportant le texte du sonnet que Jakobson a rempli de nombreuses notes manuscrites :

Archives et manuscrits (8) : Lévi-Strauss et Jakobson face à Baudelaire

Jakobson, « Les Chats » annoté © MIT Distinctive Collections, MC.0072, Box 15 Folder 5

À peu près tous les niveaux de l’analyse développée dans l’article coexistent sur cette feuille. Au-delà de divers soulignements et renvois qui marquent les différentes qualités phoniques des mots et des rimes et de leurs corrélations, ainsi que de brèves notes à teneur grammaticale, on y reconnaît, entre autres, les signes qui identifient les grandes divisions du poème détectées formellement, c’est-à-dire : trois périodes (les trois points finals aux vers 4, 8 et 14 sont tous entourés par un petit cercle) ; les deux quatrains opposés à l’ensemble des deux tercets (les vers 1-4, 5-8 et 9-14 sont regroupés par deux larges crochets) ; la césure représentée par les vers 7-8 qui marque le passage de l’ordre du réel à celui du surréel par la modulation de l’irréel (trois lignes courbes isolent les groupes des vers 7-8, 1-6 et 9-14).

S’aventurer dans la genèse de l’article de Jakobson et Lévi-Strauss sur « Les chats » de Baudelaire, dont nous n’avons présenté que les tout premiers pas, comporte un côté paradoxal : si, dans cette étude, l’auteur du poème disparaît programmatiquement derrière son texte, la mise en perspective des notes et des brouillons de l’article vise justement à dégager, à travers la prise en compte d’un processus de cocréation, les rôles respectifs de deux auteurs parmi les plus influents du XXe siècle.


  1. Settimo giorno, 16 juin 1974.
  2. MIT Distinctive Collections MC.0072 ; une brève présentation de l’ensemble du fonds se trouve en ligne.
  3. L’écriture en collaboration envisagée comme cas particulier du travail de création a été au centre d’un numéro de Genesis en 2015.
  4. Marion Fechino, Arthur M. Jacobs, Jana Lüdtke, « Following in Jakobson and Lévi-Strauss’ footsteps: A neurocognitive poetics investigation of eye movements during the reading of Baudelaire’s ‘Les Chats’ », Journal of Eye Movement Research 13(3):4 (2020).
  5. Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, Odile Jacob, 1988, p. 230
  6. Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, Correspondance (1942-1982), préfacé, édité et annoté par Emmanuelle Loyer et Patrick Maniglier, Seuil, 2018 ; à lire avec Pierre-Yves Testenoire, « Compléments à la correspondance Jakobson – Lévi-Strauss », Acta Structuralica 4, 2019.
  7. MIT Distinctive Collections MC.0072, Box 14 Folders 107- 117, Box 15 Folder 1-14, Box 138.
  8. Lettre du 8 décembre 1960 (Jakobson et Lévi-Strauss, Correspondance, p. 220).
  9. Jakobson et Lévi-Strauss, « “Les Chats” de Charles Baudelaire », p. 11.

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