Dans son dernier recueil, le poète Stéphane Bouquet sonde, non pas la vie, mais « le fait de vivre ». Entre les mots, dans une langue poétique constituée d’annotations orales et d’élans plus lyriques, empreints d’énergie et de vivacité, il part en quête d’un lieu où la vie comme « seul refuge » serait plus vivable, et où les corps et les paysages, dans leur lumière, reflètent le temps présent et à venir.
Stéphane Bouquet, Le fait de vivre. Champ Vallon, 112 p., 13 €
Vivre et non pas la vie : si le nom fige, le verbe, lui, laisse entendre le mouvement, l’ouverture vers un temps indéfini, un présent toujours à venir. Le recueil ne s’intitule pourtant pas non plus Vivre. « Le fait de » insiste sur l’expérience, la gestuelle, et amenuise le verbe. La poésie de Stéphane Bouquet est à portée de main et de corps. Elle épouse le mouvement de la vie, là où elle tisse des liens avec l’autre, s’adresse à lui, à nous, pris à témoin de cette expérience de vie commune :
« Vérification
faite : la pie dite bavarde. Au début, moi aussi, sans arrêt
Victor ci
ou ça Victor si sexy (la preuve : même ici) comme si
ça pouvait faire
une conversation et donc un poème. Probablement que ça
pouvait. C’était
le début qui devait irradier sur des vers et des mois : il y a
eu je vous jure
une féérie d’heures et de couette, et même lui accepterait
sûrement
d’en témoigner »
Le livre s’ouvre ainsi sur l’un des plus beaux poèmes, « Tristesse Victor » dans lequel la séparation et l’absence entre deux hommes hantent et brouillent la conversation qui habituellement rassemble. Ce premier poème de rupture amoureuse insuffle l’énergie du désir qui se diffuse dans l’ensemble du recueil :
« peut-on écrire un poème qui soit l’espoir, assez
l’espoir
pour que l’élan reparte, assez la réconciliation pour avoir
le droit
encore à sa voix qui viendrait comme ça déblesser tout
des choses. »
Stéphane Bouquet est aussi danseur et la langue poétique qu’il construit, entre corps-à-corps et séparations, en porte la marque. Ses poèmes sont faits d’élans de rapprochements et de suspensions brutales, dont les nombreux retours à la ligne et les coupures au cœur des vers sont comme l’expression visuelle et sonore. Les vers dessinent ainsi une gestuelle des corps révélant les « griffes du vide ».
La chorégraphie s’impose avec force dans le texte le plus saisissant du recueil. Clôturant la première tétralogie, « Ilse Laufer, chorégraphe de la page » révèle le destin inouï de la danseuse et chorégraphe allemande Ilse Laufer. Dans ce texte en prose, Stéphane Bouquet restitue la vie et le travail de cette femme oubliée de l’histoire de la danse qui, pour son mari Rudolf Schauh, proche du KPD et infiltré au sein du gouvernement allemand, inventa une chorégraphie qui permit de sauver une trentaine de communistes de la répression nazie dans les années 1930. En déguisant son numéro de danse sous le nom de « La Juive folle », elle écrivit chaque soir de représentation à Berlin le nom de communistes dont Rudolf Schauh savait qu’ils étaient menacés. « Chorégraphe de la page », son corps dansait et dessinait les lettres des noms des camarades. Rudolf Schauh fut déporté à Dachau et toute l’œuvre d’Ilse Laufer rend hommage à celui qu’elle aima.
Stéphane Bouquet évoque avec acuité l’engagement d’Ilse Laufer ainsi que son rapport à la lettre qu’elle dessinait avec son corps et son désir de « spatialiser le langage », afin que la scène se fasse « surface d’écriture, comme une page ». Son texte se clôt sous les mots d’une lettre de Rudolf Schauh envoyée à Ilse Laufer depuis Dachau, dans laquelle il évoque un souvenir de leur premier hiver : le signe incompréhensible dessiné dans la neige par la danseuse à son amant. « C’est le mouvement d’écrire qui compte, c’est de me regarder écrire pour toi », avait-elle répondu. Son parcours de danseuse ainsi raconté apparaît comme une conversation avec son amant défunt, à travers laquelle le message importe peut-être moins que le signe lui-même, signe d’un lien par-delà la mort.
Cette poétique de l’écriture comme espace même du lien avec l’autre et avec le monde apparaît dans l’ensemble du Fait de vivre comme dans le texte « Preuves du monde ». Ces preuves et « simples certificats de vivre » qui attestent de la réalité sont comme traqués dans le flux de la vie restitué par Stéphane Bouquet. Les preuves se retrouvent dans certains moments d’intensité, où le « fait de vivre » s’éprouve dans un moment resserré de bonheur où l’auteur évoque « sentir mille choses heureuses à la fois ». Ces preuves surgissent des nombreuses odeurs (« des soldeurs braderaient / l’odeur des oranges / sur leurs doigts ») mais aussi des couleurs et lumières mêlées de goût, du « milka mauve » au vin d’été « framboise cerise », jusqu’au délicieux « smoothie de lumière » dont on perçoit la douceur jusque dans les sons.
Les « preuves du monde » se construisent dans une langue poétique singulière. Traversée de son lien à l’autre langue, le grec, le latin, l’italien ou le japonais, tissée de la parole éclectique des autres auteurs (Héraclite, Platon, ou Mme de Duras), des mots et des expressions orales que chacun de nous emploie jusqu’au tic (« du coup », « vu que »), cette langue compose une écriture de tendresse énergique traversée de douleur, de bleus et de cicatrices. La langue du Fait de vivre parvient ainsi à embrasser sensuellement la vie et les « milliers de havres » qui s’y trouvent. Dans le beau « Tricot d’attente », Stéphane Bouquet s’interroge : « Qu’est-ce qu’un baiser (un baiser réussi) ? Un opérateur d’égalité ou de similitude. Quand je t’embrasse, je me rends semblable à toi. Et l’inverse. Le baiser est un merveilleux opérateur de dés-identification, de sortie de la solitude singulière, de sortie vers le secours. »
La poésie de Stéphane Bouquet fourmille ainsi de cette « agitation cellulaire de la vie » atteinte à travers la communauté qui se forme autour du baiser. Empreinte de désir et d’amour, d’émotions et de sensations, elle ouvre une voie et offre, comme un baiser, une « sortie vers le secours ».