Dans les littératures de l’imaginaire, le blanc de la glace se confond avec celui des cartes. Une fois le reste de la planète à peu près arpenté, l’Arctique et surtout l’Antarctique sont restés un temps le domaine du mystère où, grâce au froid et à l’isolement, se sont conservées des choses si anciennes qu’elles outrepassent largement les limites de l’humain. Ce qui explique que, d’Edgar Poe à Jules Verne, de Rosny Aîné à Lovecraft, de John W. Campbell à Peter Watts et Mika Biermann, des écrivains aient investi ces étendues vierges, les creusant jusqu’à en sortir ce qu’il aurait mieux valu laisser enfoui.
Des expéditions imaginaires en Antarctique, il existe un texte originel, une première fois à laquelle reviendront les auteurs qui emprunteront la même voie. Les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe, publiées en 1838, posent en outre tous les jalons du roman d’aventures maritimes. Souvent à travers des scènes gothiques et romantiques aux couleurs frappantes : dans la nuit, en proie à une sorte de délire, le jeune Pym et l’un de ses camarades foncent vers le large sur un petit bateau ; Arthur Pym déguisé en revenant fait mourir de peur le second mutiné du Grampus ; les naufragés tirent à la courte paille qui sera mangé ; un brick au pont chargé de cadavres passe devant eux, voguant tout seul. Les nombreux corps décomposés qui parsèment le livre ne dépareraient pas Le radeau de la Méduse, mais Poe tient l’outrance à distance grâce à des explications rationnelles et à une narration précise et technique, pleine de termes maritimes.
Le blanc n’apparaît que dans la dernière partie du roman, à travers icebergs et banquise d’abord, puis dans une région antarctique étonnamment chaude, par l’horreur qu’ont de cette couleur les indigènes de l’île Tsalal. L’Antarctique devient donc un territoire de fiction très peu de temps après sa découverte réelle, en 1819. Ce faisant, Edgar Poe affirme le pouvoir de la fiction sur la réalité. En effet, dès le voyage de Cook au-delà du cercle polaire, en 1773 et 1774, on savait qu’il n’existait pas de climat tempéré au pôle Sud. Poe n’en affirme pas moins cette douceur, la température augmentant au moment où le roman devient véritablement fantastique, et où le blanc s’étend : la mer devient laiteuse, une poussière blanche très fine tombe du ciel, le Sud est barré par un « gigantesque rideau » de vapeur, « une cataracte sans limites ». Même dans la chaleur, le blanc dissimule, opacifie paradoxalement. Pour finir, « en travers de notre route se dressa une silhouette voilée, de proportions beaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de la silhouette était de la blancheur parfaite de la neige ». Le roman se termine là-dessus, en même temps que le journal inachevé de Pym.
D’autres voudront poursuivre ce récit interrompu, comme s’il ne pouvait laisser derrière lui des pages blanches. En 1897, dans Le sphinx des glaces, Jules Verne reprend les personnages et l’intrigue d’Arthur Gordon Pym. Fin 1839, onze ans après la disparition d’Arthur Pym et de la Jane, commandée par le capitaine William Guy, la goélette Halbrane de son frère Len part à sa recherche. Le livre de Verne a souvent été vu comme une réponse réaliste au romantisme de Poe. Certes, Le sphinx des glaces exprime bien l’aspect décevant de l’exploration antarctique. Plus d’animaux et de plantes étranges, plus de rivières formées de flux colorés, seulement de la glace et des pierres : « De ces régions désolées se dégageait une impression d’angoisse et d’horreur » ; au lieu d’îliens féroces mais vivants, des os blanchis. Le blanc n’est plus la promesse d’une révélation, mais « la livrée de l’hiver, la couleur des neiges, leur annonça[n]t l’approche de la mauvaise saison qui devait les enfermer dans une prison de glace ».
Cependant, chez Jules Verne aussi la vérité se trouve du côté d’Arthur Pym. Au début du Sphinx des glaces, le narrateur, Jeorling, juge que les Aventures d’Arthur Gordon Pym ne sont qu’un roman inventé par Poe. Mais, au fil de la navigation de l’Halbrane, il se persuade qu’elles sont vraies. À l’époque où écrit Jules Verne, on savait que le continent antarctique n’était pas séparé en deux par un bras de mer, comme l’imaginent les deux romans. Verne, en qui on veut voir un réaliste, en les reprenant, justifie donc les inventions de Poe. Si l’Halbrane ne trouve ni hommes ni végétation dans les terres antarctiques, ce n’est pas qu’il n’y en ait jamais eu, mais ils ont été détruits par une maladie et un tremblement de terre. De plus, le froid et rationnel Jeorling se laisse peu à peu gagner par la témérité du romantique Pym. Comme ce « fou dangereux » ne cessait de pousser William Guy à s’enfoncer toujours plus au Sud, Jeorling entraîne le capitaine Len Guy dans la même direction, dans l’espoir d’y retrouver Pym, fascinant point de fuite en lequel s’incarnent les mystères de l’inconnu.
Baigné de mélancolie, Le sphinx des glaces apparaît finalement comme une élégie constatant le désenchantement du monde. Déplorant la fin de la nouveauté et de l’extraordinaire, comme du romantisme, grignotés en même temps que les zones blanches des cartes. Le sixième continent n’a que du froid et des pierres à révéler. Pourtant Verne y introduit une dose de merveilleux. Une note de bas de page, lieu textuel par lequel d’habitude la réalité tire à elle la fiction, nous apprend que le premier homme au pôle Sud sera le capitaine Nemo, en 1868. En outre, l’Antarctique cache bien une merveille, une seule. La différence avec Poe est que Verne finit par la montrer, tout en l’habillant d’une justification scientifique, opérant ainsi le passage du fantastique à la science-fiction. Enfin, l’auteur joue discrètement avec la nature romanesque de son livre en signalant qu’« Edgar Poe disposait à son gré des vents et de la mer », ce qui n’est pas moins vrai pour lui. Et lorsque la goélette se retrouve perchée sur un iceberg qui s’est brusquement retourné, Jeorling s’exclame : « cela dépassait les limites du vraisemblable ! ». Cette nostalgie, ce regret d’avoir vu se resserrer les limites de la vraisemblance, fait sans doute du Sphinx des glaces un des meilleurs romans de Verne. Même ses longueurs, les dialogues récapitulatifs entre Jeorling et le bosseman, probablement dues à sa parution en feuilleton, contribuent à son atmosphère désenchantée. Verne n’a pas écrit contre Poe, mais avec lui. On n’entreprend la suite d’un livre que dans le cas où on aurait bien aimé l’écrire. Cette mélancolie de romantique contrarié enserré dans la vraisemblance est peut-être ce qui empêche d’ailleurs certains amateurs et critiques de science-fiction de tenir Jules Verne pour un véritable auteur du genre.
Comme Poe, Rosny Aîné dans « Le trésor dans la neige », nouvelle publiée en 1913, imagine au milieu des régions polaires une enclave au climat relativement clément, mais cette fois au nord. Y ont survécu mammouths, tigres à dents de sabre et hommes préhistoriques – le « trésor » du titre. Cependant, ce que cachent les étendues gelées est souvent plus inquiétant : H. P. Lovecraft, avec Les montagnes hallucinées (1936), inaugure les récits d’expéditions scientifiques qui creusent la glace au mauvais endroit. La sienne exhume des « choses très anciennes » pas tout à fait mortes. Une cité vide fondée par ces extraterrestres gît dans les montagnes au centre de l’Antarctique. Le lien avec Poe est qu’un explorateur y entend le même cri que poussaient des albatros géants dans Arthur Gordon Pym : « Tekeli-li », cri qui, en association avec la couleur blanche, exprimait la terreur chez les indigènes de Tsalal. À l’instar de Poe, Lovecraft clôt son roman sur une vision, mais, parmi « les vapeurs tourbillonnantes chargées de particules de glace », « les nuages bouillonnants amoncelés au zénith », il s’agit d’un coup d’œil sur l’horreur. À mesure qu’on connaît mieux l’Antarctique – Amundsen et Scott ont atteint le pôle Sud en 1911, le continent est survolé en 1928 –, il faut se rendre à l’évidence : avec ses températures qui atteignent – 90° C, c’est un territoire parfaitement hostile à l’homme. Ce qui y survit ne peut alors que lui être profondément étranger. De là à ce que le blanc, le froid, conserve le mal, il n’y a qu’un pas, que franchit John W. Campbell avec La chose en 1938.
Dans ce classique de la science-fiction, des scientifiques américains sortent de la glace un extraterrestre, figé là depuis vingt millions d’années. Décongelée, la créature revient à la vie et utilise ses capacités à se dissocier et à prendre l’apparence de n’importe quelle forme de vie. S’ensuit un combat paranoïaque pour repérer et détruire les « imitations » avant qu’elles n’aient pu s’enfuir de la base. Ce court roman comporte un happy end, évidemment illusoire. Comment être sûr qu’une « imitation » n’a pas réussi à tromper les vrais scientifiques et à nous remplacer tous ? C’est que le blanc des glaces ne révèle ici qu’une opacité plus grande, davantage d’aveuglement menaçant de brouiller le monde.
En 2010, Peter Watts imagine « Les choses », une nouvelle version du texte de Campbell, racontée cette fois du point de vue de l’extraterrestre. Cette leçon de relativisme invite à considérer l’humanité selon une mentalité radicalement différente, aux valeurs, comme telle, inversées, mais n’apparaissant finalement pas plus mauvaises. Le monstre, ce n’est que l’autre. Si la créature décide enfin d’envahir et de remplacer les êtres humains, c’est uniquement par compassion : « Je vais les sauver de l’intérieur sinon leur inimaginable solitude ne prendra jamais fin ».
Un blanc (2013) de Mika Biermann relate une nouvelle expédition scientifique en Antarctique. Tout y est : scorbut, orteils gelés, naufragés perdus sur un iceberg (comme dans Le sphinx des glaces) ou dans un canot à la dérive, mutineries (du second, comme chez Edgar Poe), cuisinier « différent » (chez Poe et Verne, ils étaient noirs, Biermann confie les fourneaux au nain revêche Hog Patier), mais transfiguré par le burlesque. « Un blanc », c’est l’instant d’égarement, l’incompréhension, la mesure ratée qui laisse une opportunité au dérèglement, puis à l’absurde. Même si dans les régions polaires cela donne encore lieu à des aventures, elles ne sont plus tragiques. De nos jours, on s’en sort. À la fin du livre, pour les rescapés de retour sur leur bateau, la blancheur est bien là, mais anecdotique, noyée : « Le potage qu’il nous servit le premier soir était un délice, épais et chaud, traversé des longs fils de blanc d’œuf coagulé ». Cependant, une nouvelle fois, le blanc n’est pas innocent. Il aveugle. Produit des dégoûtantes pratiques d’Hog Patier, il reste un élément opaque que, pour leur bien, les personnages n’ont pas intérêt à identifier. De l’espace, le danger s’est déplacé dans les têtes. À l’issue de l’expédition, plusieurs personnages sombrent d’ailleurs dans la folie.
Au chapitre 42 de Moby Dick, après avoir fait la liste de toutes les connotations positives du blanc, Ishmael l’associe aussi à ce qui est exceptionnel et terrible, « la peau lépreuse de l’univers », « le gigantesque suaire blanc qui enveloppe toutes les choses », « l’absence de Dieu ». D’où la terreur que lui inspire « la blancheur de la baleine ». Peur qui est celle des insulaires d’Arthur Gordon Pym, ou de Danforth qui, dans Les montagnes hallucinées, regarde en arrière au moment où le voile des nuages se déchire. Dans la littérature de l’imaginaire, à vouloir voir derrière le blanc, on s’expose à la déception comme Jeorling, à la dissolution comme les scientifiques de La chose et des « Choses », à la folie comme Danforth ou les personnages d’Un blanc. Car le blanc, c’est aussi le vide. Le néant.
Mais on ne peut pas s’empêcher de regarder.