Aux États-Unis, « racial passing » ou simplement « passing » renvoie au fait pour un Noir de passer pour blanc, ou, plus rarement, l’inverse. Cette possibilité, bien évidemment réservée dans la réalité à ceux qui possèdent la « plasticité » physique et comportementale nécessaire, a nourri, lorsqu’elle se faisait dans le sens noir/blanc, d’innombrables fantasmes puisqu’elle mettait en question, entre autres, les notions de pureté et d’ordre raciaux et les certitudes d’une adéquation entre apparence et réalité. Le « passing » a ainsi permis à la littérature et au cinéma américains de mettre en récit l’imaginaire national sur l’identité en leur prêtant ses formidables cartes maîtresses, tant thématiques que dramatiques : la transgression, le secret et le dévoilement.
Très présent au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, sur tous les modes que l’on veut (tragique, mélodramatique, comique, grotesque, réaliste), chez des auteurs aussi bien blancs que noirs (Charles Chesnutt, Twain, James Weldon Johnson, Nella Larsen, Faulkner, Langston Hughes), le « passing » – et la fascination qu’il a suscitée – aurait dû disparaître avec l’obtention des droits civiques et l’état de « société post-raciale » auquel l’Amérique se croyait presque parvenue. Il n’en est rien. On a assisté ces vingt dernières années à un regain d’intérêt le concernant, tant dans le domaine des sciences sociales, de l’histoire et de l’histoire littéraire que dans ceux des lettres et du septième art. Ainsi, L’autre moitié de soi de Brit Bennett a été un grand succès de librairie en 2020 et va bientôt faire l’objet d’une série télévisée, tandis qu’une nouvelle version cinématographique du roman Passing de Nella Larsen (1929) s’annonce pour 2021.
Bien sûr, le « passing » d’une époque n’est pas celui d’une autre, et celui de tel écrivain diffère de celui de tel autre, mais l’imagination collective et individuelle s’est inspirée du phénomène « réel », longtemps mal documenté et jugé impossible à étudier « scientifiquement » puisqu’il était en général secret. Pourtant, la connaissance dans ce domaine a récemment progressé avec des publications concernant les histoires personnelles ou familiales de « transfuges » raciaux ; des études quantitatives fondées sur les recensements nationaux (Nix et Quian) ; des perspectives juridiques (Kennedy ; Gross) ; une histoire du « passing » a même été tentée (Hobbs). La construction historique, juridique et sociale du binarisme racial aux États-Unis y apparaît comme progressive, dictée par des successions d’impératifs de domination et d’exclusion, et c’est sur ce fond changeant qu’il convient de lire les diverses productions imaginaires qui traitent des franchissements de la « ligne de couleur ».
La littérature et le cinéma se sont souvent intéressés aux aspects les plus frappants du phénomène, c’est-à-dire à ses moments cruciaux. Après une peinture des situations de départ (pauvreté, oppression, discrimination), les œuvres mettent en scène avec un maximum d’effet des conflits psychologiques et dramatiques : le moment et la manière dont le personnage décide de « passer » ; ses sentiments vis-à-vis de son acte ; les effets de la désaffiliation ; le cas échéant, les incidents qui mettent son « travestissement » en danger, ou la découverte de sa « supercherie ».
Le motif du passage qui, dans la réalité « vraie », est avant tout celui d’une recherche de liberté personnelle et de meilleures opportunités sociales, se trouve parfois discuté. Sa valeur morale également. Les écrivains et cinéastes peuvent voir dans le « passing » une apostasie ou, au contraire, une affirmation de soi. « Passer », selon le premier point de vue, est une trahison vis-à-vis du groupe d’origine (comme d’arrivée), et entraîne le « passant » dans une vie de malheur, ce qui le rapproche alors de la figure stéréotypée, chère au XIXe siècle américain, du « tragic mulatto », toujours déchiré entre deux mondes.
C’est ainsi que l’héroïne du « Bébé de Désirée » de Kate Chopin (1893) se tue lorsque son entourage lit une appartenance noire dans les traits de son nouveau-né. C’est d’ailleurs souvent le moment où la dissimulation, volontaire ou non, est levée qui procure au roman ou au film ses plus beaux moments lacrymaux. À la fin des deux versions de Imitation of Life (la dernière étant de Douglas Sirk en 1959), par exemple, Sarah Jane, qui se faisait passer pour blanche, vient se jeter sur le cercueil de sa mère et lui demande pardon de l’avoir rejetée (celle-ci avait une couleur de peau qui aurait trahi le « passage » de sa fille). « Passer » devient ici presque l’équivalent d’un matricide.
Mais la traîtrise peut avoir ses joies, rarement aussi bien exprimées que par James Weldon Johnson qui, dans The Autobiography of an Ex-Colored Man (1912), dit les plaisirs de la vengeance. En effet, son personnage (fictif), qui se fait passer pour blanc, déclare jouir de « son désir sauvage et diabolique de jouer un tour à la société blanche », avant de revenir à des sentiments (de regret) plus conformes à la morale commune d’authenticité et de fidélité à son groupe d’origine. On retrouve ces jubilations et questionnements modernisés et ironiquement retournés en tous sens dans La tache de Philip Roth (2000), le roman qui a sans doute introduit les Français à la question du « passing ». Coleman Silk, un personnage « noir » d’apparence peu afro-américaine, passe pour juif : dans sa jeunesse où il pratiquait la boxe, il ressentait « un doux flot de fureur » lorsqu’il se vengeait sur des adversaires blancs des discriminations subies par sa « race », mais il se déchaînait avec presque autant d’ardeur sur des adversaires noirs… Par haine de soi ? Par enthousiasme à jouer son rôle de blanc à la perfection ? Le livre, qui n’est pas à court de paradoxes comiques, présente ensuite le drame ironique d’un Silk, septuagénaire et toujours « blanc », renvoyé de son poste de professeur pour propos supposément racistes.
Et l’inverse ? Le passage blanc/noir ? Il est rare dans la réalité (on n’en connaît que peu d’exemples, un des plus connus, historiquement documenté, étant celui de Clarence King dans la deuxième moitié du XIXe siècle), aucun bénéfice social ne pouvant être tiré de se faire passer pour membre d’un groupe discriminé. Mais la Renaissance de Harlem des années 1920, grand moment « où le Noir fut à la mode » (l’expression est de Langston Hughes), favorisa une vision cool, séduisante de celui-ci, et incita à quelques identifications imaginaires blanc/noir ; la valorisation avait pris. Plus tard, Norman Mailer, dans son essai Le Nègre blanc (1957), donna une version testostéronée, primitiviste et « Hip » de la fascination pour « the Negro », tandis que le jazzman Mezz Mezzrow, qui avait vécu, lui, un type d’identification curieux et beaucoup plus sympathique, le racontait dans son autobiographie La rage de vivre (1946). Né Melton Mezirov dans une famille d’immigrés juifs russes, il avait très tôt exprimé le désir de devenir « a Negro musician ». Ce qu’il fit en travaillant dans les milieux noirs de la musique, en vivant à Harlem avec sa femme (noire), et en insistant, lors de ses séjours en prison (pour trafic et consommation de drogue), pour être toujours incarcéré dans les « quartiers noirs ». Mezzrow, qui avait exigé de porter sur son livret militaire la mention « Negro », déclara toute sa vie être « a voluntary Negro ». Il n’est pas le seul à avoir vécu de cette manière, d’autres musiciens, par exemple Johnny Otis, né Ionnis Alexandre Valiotes de parents grecs, effectuèrent également ce passage. Mais Otis, à la différence de Mezzrow, pouvait visuellement passer pour noir. Dans sa biographie Listen to the Lambs (1968), il dit : « Je ne pense pas que tout le monde puisse le comprendre, mais c’est un fait. Je suis noir […] psychologiquement, culturellement, émotionnellement et intellectuellement ».
Dire « je suis noir », vivre « en noir » alors qu’on est « blanc » était donc possible aux États-Unis, mais seulement dans des cercles particuliers proches de la culture afro-américaine. Dans les années 1960, la chanteuse Janis Joplin pouvait encore, sans encourir moquerie ni haine, se définir comme « une femme blanche mais périodiquement noire ». Avec le début du XXIe siècle, la sensibilité à « l’appropriation culturelle » rendra ce type de déclaration difficile.
Dans ces mêmes années 1960, le passage blanc/noir fut également effectué dans des buts d’investigation journalistique, sur une base politique de sympathie, une entreprise qui fut diversement appréciée par les lecteurs et critiques noirs. Il s’agissait alors d’expériences temporaires servant à dénoncer la situation de relégation et de misère de la population afro-américaine. C’est dans ce but que John Howard Griffin voyagea six semaines dans le Sud profond « grimé » en noir (il avait suivi un traitement médical pour se noircir la peau) et publia son journal de bord, Dans la peau d’un Noir (Black Like Me, 1961). Beaucoup moins connue, la journaliste Grace Haskell fit de même, mais cette fois-ci à Harlem et écrivit Soul Sister (1969). Dans les années 1990, un jeune homme, Joshua Solomon, renouvela l’expérience dans l’état de Géorgie mais abandonna au bout d’une semaine devant le racisme effroyable qu’il subissait (cf. son article « Reliving Black Like Me » pour le Washington Post en 1994).
Cependant, devenir noir peut donner lieu aussi à des fictions comiques. Ce fut le cas avec Watermelon Man (1970), le film de Melvin Van Peebles, réalisateur afro-américain. Son histoire est celle d’un « beauf » américain raciste qui se réveille un jour noir. Horreur ! Il doit alors apprendre à vivre avec les discriminations, à se retrouver l’objet des schémas les plus stéréotypés – en matière sexuelle notamment. Le film aurait pu n’être qu’un jeu drolatique de renversements de situations, mais Van Peebles réussit à en faire un brûlot contre les positions de pouvoir et les privilèges des Blancs. Il imposa d’ailleurs, non sans mal, que l’acteur principal ne fût pas blanc mais noir et donc, pendant les dix premières minutes du film, en « white face » – contrepied de la vieille tradition du « black face ». De plus, il refusa de filmer la fin prévue par la Columbia (la société de production du film) : le héros devait se réveiller et s’apercevoir que tout n’était qu’un mauvais rêve. Van Peebles choisit, lui, qu’il reste noir et se transforme, dans les ultimes minutes, en activiste révolutionnaire.
Ces dernières années, le thème, que ce soit le passage blanc/noir ou noir/blanc (l’aller et retour dans les deux sens ayant été habilement utilisé par Brit Bennett dans L’autre moitié de soi), a été infléchi par des questions déjà depuis un temps présentes mais aujourd’hui envahissantes : le « politiquement correct », la « fluidité raciale », l’« intersectionnalité », « l’être ou le faire semblant », etc. La manière dont elles se formulaient répondait plus ou moins à des principes de pensée méthodique, mais manifestait une effervescence émotionnelle nouvelle. Les derniers livres de Danzy Senna, Caucasia (1998), de Colson Whitehead, The Intuitionist (1999), ou celui déjà mentionné de Brit Bennett abordent avec un nouveau punch romanesque ces questionnements.
Pour finir, cependant, ne résistons pas au plaisir de nous retrouver, à notre tour, acteurs du mélodrame ou de la comédie du « passing » en prenant conscience que nous sommes, nous les Français, comme les Suédois, les Allemands, et les Russes, « basanés » (« tawny »), en tout cas aux yeux de Benjamin Franklin, qui, dans sa sérieuse classification de la population mondiale en 1751 (les noirs, les bruns, les basanés et les blancs), n’accordait la « blancheur » qu’aux Anglais et aux Saxons : « Toute l’Afrique est noire ou brune ; l’Asie est essentiellement brune ; l’Amérique (sauf les nouveaux arrivants) l’est complètement. En Europe les Espagnols, les Italiens, les Français, les Russes et les Suédois ont en général un teint que nous dirions basané ; tout comme les Allemands, à l’exception des Saxons qui, avec les Anglais, forment l’ensemble des blancs à la surface du globe. » Et inscrivons-nous à un cours de « white studies », ce nouveau champ d’études qui s’est développé depuis vingt ans dans le monde anglo-saxon.