Le blanc de Satie

Notre hors-série de l'été : le blancÉcrivain truculent, lyrique, drôle, distancié, émouvant et érudit, Patrick Roegiers brosse un portrait vif du compositeur Erik Satie qui, selon quelque légende, « n’absorbait que des aliments blancs ».

Personnage excentrique, éminemment singulier, Erik Satie n’absorbait que des aliments blanc (riz, pâtes, haricots, sucre, fèves…). On peut s’interroger sur l’ingestion exclusive de ces denrées qui nourrissaient profondément son génie et la particularité intrinsèque de ses partitions.

Le blanc est à l’origine de la toile que le peintre avive, barbouille, colorie de ses pigments. Les notes dégouttent du pinceau que sont les doigts du pianiste. Chaque coulée se répand sur une touche, blanche ou noire comme les pions du jeu de dame, lorsque la main s’abat sur le clavier. Le chatoiement du blanc s’exhale en suspension dans les airs, libre et volatil, incompressible et pesant, dans son immarcescible éclat. Il résonne, vibre, tinte dans l’opacité du mouvement. Plus rien ne bouge. Satie, par le blanc, rend étincelante l’immobilité de l’instant, du vide et du silence, rempli de son écho mouvant. Le blanc est transparent comme une hostie, une goutte de lait, le pétale d’un lys.

Les écrivains autour du blanc : un portrait de Patrick Roegiers

Erik Satie par Henri Manuel (vers 1920) © D.R.

Blanc sur blanc, la musique peinte par Satie est monocolore, remplie par les tons infinis de ses variations, les retours subtils et imprévisibles sur le motif, la fulgurance de l’arrêt, la densité de l’envol qui scande la solitude. C’est pourquoi la musique (d’ameublement) de Satie est si profondément, intensément, étonnamment émouvante.

Le vacarme du silence resplendit dans le blanc. Erik Satie ne peint pas sa musique en demi-teinte, mais en tons pleins. Le silence est absolu, rien n’est plus déchirant. Le blanc, c’est le vide. Les abysses de la mélodie. Ils s’allient de concert. Un battement une respiration, une rétention de tout qui propulse dans le grand vide de soi. Le blanc (comme le silence) contient tout. Le silence est une pensée peinte, le blanc une émotion sans complainte. Pas de consolation chez Satie. La solitude à l’état pur. C’est cela qui transperce le cœur, plonge au plus profond de l’être dans des états d’émois insoupçonnés, engourdis ou refoulés.

Mélancolie, abandon, tristesse et joie de la tristesse, intensité du silence qui retient tous les sons. Rien de plus concret que ce qui semble abstrait. Satie peint sa propre solitude. Celle d’Arcueil où il rentre la nuit, titubant et hoquetant après maints détours, chutant les quatre fers en l’air dans un fossé, se redressant, reprenant ses esprits et les jambes à son cou pour se retrouver dans son antre où nul n’entre jamais. Cachot impénétrable, triste foyer où s’entassent cols blancs et parapluies, lettres non ouvertes, pianos superposés aux pédales ligotées, crottes de nez, pattes de mouches et redingotes intactes, remisées, achetées par huit, sans une seule fois avoir été portées.


Dernier livre paru de Patrick Roegiers : Ma vie d’écrivain (Grasset, 2021).

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