Adorateur inconditionnel de la beauté sous toutes ses formes, Kawabata Yasunari (1899-1972), Prix Nobel de littérature 1968, associe l’idée de perfection des formes – d’un paysage, d’un objet, d’un corps – à la notion de pureté. Le paysage – un mont, un lac – doit être exempt de toute souillure, de toute interposition intempestive d’un autre élément visuel qui vienne altérer le poli de la surface liquide, la disposition naturellement harmonieuse des branches d’un pin, le dessin, contemplé de très près, des premières fleurs des champs, un matin de mars, quand le ciel est par chance dépourvu de grisaille et de pluie.
Une pierre, dans un jardin zen dépouillé, une céramique ancienne à la structure simple et fonctionnelle, celle d’un bol à thé, d’un vase destiné à recevoir un arrangement floral, peuvent ne pas être lisses sous le doigt mais à la condition que cette sensation tactile ne bute pas sur l’impression de rudesse : grenue, oui, la chose apparemment inerte – car tout est vivant ici-bas – mais en aucun cas grossière. Et si la banalité de l’usage d’une coupe où boire le saké est transcendée par quelque lueur diffuse qui en quelque sorte traverse la matière brute et exsude du glaçage de finition pour venir frapper l’œil lorsqu’un rayon de jour jamais direct, toujours atténué, le révèle, quel surcroît de jouissance est ainsi apporté à l’appétit du connaisseur !
Et s’il s’agit de corps, celui-ci, pour atteindre à la beauté, se devra d’être lisse, dépourvu d’attaches trop visibles ainsi que de muscles apparents, absolument glabre – toute pilosité est bannie –, sans aucune tache, donc jeune et, bien entendu, blanc. Corps de femme à peine émergé de l’enfance et maintenu éblouissant quelle que soit l’origine sociale par la pratique multi-quotidienne du bain bouillant et les soins de propreté incessants. Tel que le rêve, le poursuit, le possède l’éternel dandy qui peuple les livres de Kawabata, si semblable à l’auteur lui-même (tout le contraire du sanguin Tanizaki Junichiro, autre monstre sacré, son contemporain, qui a une tête et une complexion de bouledogue) : un visage long et fin, aristocratique en diable, des mains longues et racées, un regard fulgurant, aux prunelles sombres, plein d’acuité et pourtant d’une mélancolique mansuétude.
Le culte de la blancheur pure : peut-on être plus japonais ? Une blancheur – attention ! car ici tout s’écarte aussitôt du modèle occidental – qui n’est pas celle du lys, du mépris ou de la méconnaissance de la chair, de la Madone et du renoncement. Rien de plus éperdument sensuel que les héroïnes de tous les romans, nouvelles et feuilletons d’un écrivain prolifique mais jamais prolixe, dont les œuvres complètes n’occupent pas moins de trente-sept volumes.
Elles sont toujours, ces créatures, détourées par le regard sur un fond le plus souvent d’une noirceur extrême, comme si tout le sombre volcanisme de cette terre foncièrement noire, éboulée, fracturée, gémissante, d’où mille sources s’échappent de mille craquelures, leur composait un écrin sulfureux qui rendît plus éclatante leur splendeur fragile. À leur destinée, il n’y a nul remède. Elles sont victimes sans rémission : veuves (la guerre, dont il ne traite jamais directement, imprègne chacune des situations romanesques imaginées par Kawabata, qui a été durant l’aventure militariste, de l’invasion de la Chine à Hiroshima, un dissident de l’intérieur), sacrifiées à des hommes qu’elles détestent, par la pratique ancestrale du mariage arrangé, tout de suite affublées de marmaille, trompées par leur mari volage et souvent ivrogne, néanmoins servantes résignées de ce butor dans un contexte de machisme culturel, elles meurent de maladie, parfois se suicident, ou bien vieillissent aigries dans la maison de leur père, qu’il leur a fallu regagner meurtries après leur divorce.
Ainsi leur existence réelle se déroule-t-elle dans le roman Le grondement de la montagne (1949-1954), dont par ailleurs le personnage principal, un « vieillard » (il n’a pas plus de 63 ans), pater familias velléitaire et malheureux, perd la mémoire et se montre incapable de rattacher les fils de sa parentèle, qui s’effilochent. Dans cette magnifique chronique presque naturaliste (bien que les rêveries et émerveillements esthétiques le plus souvent hors contexte du « vieil » Ogata Shingo y tiennent une large place), l’image de l’homme – du mâle – est parfaitement représentative de l’ensemble du cheptel masculin des romans : un mélange d’égoïsme issu du statut social traditionnel et d’impuissance effective, voire de faiblesse d’enfant gâté.
Dans d’autres livres, où le héros apparent se voit doté de toutes les facilités offertes par la fortune (oisiveté ou travail peu absorbant et rémunérateur), ce type se hausse à la dignité du dandysme conscient, notamment dans les chefs-d’œuvre de la maturité, Pays de neige, dont la rédaction s’étale sur douze années (1935-1947), et Nuée d’oiseaux blancs (1949-1951) – le titre original (« Envol de grues ») ne comporte une note de blancheur que par allusion, les grues étant des oiseaux blancs à la calotte rouge et noire.
Mais, qu’il s’agisse de jouisseurs sans trop de scrupules comme le Shimamura de Pays de neige, qui abandonne à Tôkyô par trois fois femme et enfants pour aller retrouver la jeune apprentie geisha Komako dans les montagnes du Nord-Ouest jouxtant la mer du Japon, d’où l’on évacue chaque hiver par wagons entiers la neige vers le Sud, ou bien du malheureux Ginpei, un ancien professeur de lycée chassé pour avoir séduit une élève mineure et devenu demi fou (Le lac, 1955), la psychologie ténébreuse des mâles les constitue en prédateurs de fait, même si l’âge transforme Eguchi, le client des Belles endormies (1961), en personnage tragicomique. Blanches donc et sinon bestiales comme la dernière endormie d’Eguchi, à la peau noire et huileuse, qui meurt d’overdose sur son lit. Blanchies de toute souillure par la passion sexuelle dévorante qui les possède toutes et les enchaîne à leur premier séducteur jusqu’à mourir pour lui, les seuls êtres blancs sont les femmes et bien souvent pures en effet, de par leurs excès mêmes.
Dans le cas le moins douteux, celui de Komako, la merveilleuse beauté juvénile – a-t-elle seulement vingt ans ? – de Pays de neige, la jeune fille s’harmonise entièrement avec le caractère bien réel (la prose poétique de Kawabata, fascinante entre toutes, colle sans ciller au monde tel qu’il est) mais par cela naturellement fantasmagorique du paysage étrange de cette contrée acculée, encore primitive, où les chutes de neige, en hiver, accumulent celle-ci en couches immaculées de quatre mètres de haut. Un décor bien fait pour rendre plus splendide (et plus effrayant) l’incendie final de la petite station thermale où triment et se saoulent les geishas afin de rembourser leur dette au patron qui les a achetées. Cet incendie est né de l’inflammation de la pellicule d’un film, il n’a donc rien de mystérieux, mais revêt cependant une sorte de dimension d’apocalypse en sacrifiant la très jeune Yôko, presque une enfant, dont les rapports avec l’héroïne Komako restent jusqu’au bout ambigus.
Derrière le blanc de la pureté et du rêve se dissimule ainsi le rouge du sang. Et, en arrière-fond omniprésent, la mort, dont la noirceur irréparable ne saurait toujours – chez le vivant superlatif et incurable pessimiste Kawabata, qui se suicide en 1972, dans une chambre louée sordide – épargner la beauté des femmes. N’ont-elles pas, conformément à la faculté innée de métamorphose que la tradition millénaire de cette singulière culture leur a conférée, une sorte de vocation à se transformer en serpent redoutable ? Comme dans le plus beau sketch de Dreams, un des derniers films de Kurosawa ? Comme dans Une page folle, le scénario que le débutant Kawabata, très tenté par la forme cinématographique, écrivit en 1926 pour l’un des tout premiers essais expérimentaux de l’écran japonais, démarqué de l’expressionnisme allemand de Caligari et tourné par l’ancien acteur de kabuki Kinugasa Teinosuke, qui jouait en travesti les onnagata, ou rôles féminins de ce théâtre populaire ?
Rares sont les personnages de femmes marqués sans conteste d’un sceau démoniaque chez Kawabata, par exemple la terrible spécialiste de la cérémonie du thé et entremetteuse Chikako, dans Nuée d’oiseaux blancs, animalisée par une tache poilue qui macule un de ses seins d’une souillure indélébile, et œuvrant sans trêve à la destruction des amours. Mais, dans l’ultime chef-d’œuvre Tristesse et beauté (1961-1963), le lecteur occidental ne pourra manquer de frémir devant l’extrême violence des rapports entre les deux femmes, celle qui est peintre dans le style traditionnel (Otoko) et sa resplendissante élève pratiquant l’abstraction, Keiko, la femme serpent qui séduit successivement un père et son fils puis est responsable d’un accident où ce dernier trouve la mort. Keiko est la blancheur même et elle n’agit que pour venger Otoko – contre le gré de celle-ci – à qui va tout son amour. Un amour entre femmes, jamais clairement explicité, qui ne trouve d’impossible issue que par l’élimination des mâles inconstants et puérils.
Soit du blanc de la peau intacte, la peau sans tache incarnée, au noir définitif du néant, sans prière, sans rédemption. Mais non pas sans « la tristesse traditionnelle », irrémédiable, « des Japonais », qu’évoque Kawabata comme son inspiratrice primordiale dans le discours de Stockholm, quatre ans avant son suicide, à soixante-treize ans.