Le blanc est achromatique. Mélangé aux autres couleurs, il les étiole, et il étiole aussi nos sentiments : le bleu de la mer, blanchi, donne celui du ciel, le noir de nos desseins devient le gris de nos vies, le vert de nos poisons devient le verdâtre de nos teints. Mais le blanc désigne aussi des absences : il y a des blancs dans la conversation, des années blanches, des mariages blancs, en anglais des white lies – des mensonges bénins. Cela semble bizarre de dire de la vérité qu’elle est blanche. Mais être blanc comme neige, n’est-ce pas être vrai ? La vérité est-elle aussi blanche que la neige ?
Cette question hante la philosophie depuis que, dans Le concept de vérité dans les langues formelles (1933), le logicien polonais Alfred Tarski, l’un des plus illustres représentants de l’école de Lvov-Varsovie, a présenté sa « conception sémantique » de la vérité [1]. Les notions sémantiques, comme la référence, la vérité ou la validité, sont réputées confuses, notamment parce qu’elles conduisent, dans les langues naturelles, à des paradoxes, comme celui du menteur (« je mens » : si c’est vrai, c’est faux). Tarski voulait les clarifier et en donner une définition rigoureuse pour la logique et les mathématiques. Selon lui, une définition de la vérité est « matériellement adéquate » si elle repose sur des équivalences comme :
(T) «La neige est blanche » est vrai si et seulement si la neige est blanche.
L’article eut un grand succès. Les positivistes trouvèrent que la définition de Tarski clarifiait définitivement l’une des notions les plus obscures de la métaphysique. Lors du congrès sur le Cercle de Vienne à Paris en 1935, toute la Sorbonne bruissa de la blancheur de la neige. La philosophie analytique la commenta ad nauseam. Adam Schaff, polonais lui aussi, s’en empara au nom du marxisme. À ma connaissance, l’Oulipo n’en a pas traité, mais il aurait pu.
Qu’y avait-il donc de si extraordinaire dans cet énoncé trivial ? N’est-ce pas une simple reprise de la définition d’Aristote dans la Métaphysique : « Dire de ce qui est que cela n’est pas, ou de ce qui n’est pas que cela est, est le faux, alors que dire de ce qui est que cela est, ou de ce qui n’est pas que cela n’est pas, est le vrai » ? Ou est-ce l’une de ces banalités profondes dont les philosophes sont friands ?
En fait, (T) est loin d’être simple, et soulève au moins trois difficultés. Tout d’abord, Tarski traite la vérité comme une propriété des phrases. Mais ce n’est pas évident : la vérité ne s’attribue-t-elle pas à ce qui est dit ou pensé, c’est-à-dire à des propositions ? En relativisant la vérité aux phrases d’une langue, Tarski ne la rend-il pas relative tout court ? Le vrai en polonais ne serait pas le vrai en chinois ?
Ensuite, comment comprendre l’équivalence (T) ? La phrase entre guillemets à gauche du « si et seulement si » est citée, alors que la phrase à droite est utilisée. Cela fait de (T) un énoncé métalinguistique. Il a l’air trivial, car la phrase de droite ne fait que répéter celle de gauche. Mais nous n’avons cette impression de trivialité que parce que nous connaissons déjà le sens des mots de la phrase française. Que se passerait-il si nous n’avions aucune idée de ce que dit la phrase, si par exemple elle était exprimée en swahili, ou même si la phrase de gauche n’avait pas de sens :
(T’) « Un snark est un boojum » est vrai si et seulement si un snark est un boojum.
Cela semble montrer que la vérité d’une phrase est indifférente à sa signification. Néanmoins, celui qui sait que [« la neige est blanche » est vrai si et seulement si la neige est blanche] ne sait-il pas quelque chose de ce que signifie cette phrase, puisqu’il sait à quelles choses dans le monde (la neige, la blancheur) cette phrase s’applique ?
Et il y a une troisième difficulté : la conception sémantique de la vérité est-elle, comme le soutenait Tarski, neutre philosophiquement, au sens où elle ne nous engagerait pas à l’égard d’une conception particulière de la vérité ? Tarski soutenait que (T) ne cesserait pas d’être correct si « vrai » voulait dire « est vérifié », « est cohérent avec d’autres énoncés » ou « est utile ». Mais ce n’est pas évident, car la condition d’adéquation matérielle semble simplement celle, traditionnelle, de la vérité comme correspondance avec la réalité. (T) ne semble vrai que si l’on présuppose que la vérité est la propriété qu’ont les phrases (ou les propositions) de correspondre à la réalité. Mais le fait que la condition (T) s’applique à des phrases comme (T’), dont nous ne savons même pas si elles sont vraies ou fausses, ne montre-t-il pas que la conception de Tarski est réellement triviale ? On a dit qu’elle ne fait qu’exploiter le truisme selon lequel « il est vrai que la neige est blanche » ne dit pas autre chose que : la neige est blanche. Autrement dit, « est vrai » ne dénote pas une propriété réelle des phrases ou des propositions, mais ne sert qu’à affirmer, par exemple, que la neige est blanche. Selon cette conception, « vrai » n’est qu’un terme formel ou logique, qui n’exprime aucune propriété métaphysique profonde. « Correspond aux faits » n’est qu’une trivialité. Cette lecture de Tarski ferait de lui ce qu’on appelle un déflationniste quant à la vérité [2].
L’histoire des interprétations de l’article de Tarski ne s’arrête pas là. La vérité tarskienne n’a pas tardé à ressurgir dans les discussions sur l’universalisme et le postcolonialisme qui tiennent le haut de nos pavés aujourd’hui. La définition sémantique de la vérité se veut universelle au sens où elle capture un sens univoque du mot « vrai » quelle que soit la langue dans laquelle on s’exprime. Mais on a soutenu, souvent en s’appuyant sur Marcel Detienne (Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1967) que « vrai » n’a pas le même sens selon les époques ou les cultures. Ces arguments, qui nourrissent la notion foucaldienne de « régime de vérité », sont captieux. Ce n’est pas parce que « vrai » a pu vouloir dire aussi ou peut-être antérieurement quelque chose d’autre que « correspond aux faits » que ce sens n’a pas existé dans ces cultures. Le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu [3] a, quant à lui, soutenu que dans la langue akan (parlée au Ghana et en Côte d’Ivoire) la notion de « ce qui est le cas », nea ete saa, ne peut pas signifier « vrai » au sens d’une langue occidentale comme l’anglais, parce que « “p” est vrai » , qui se dit « “p” te saa » et « C’est un fait que p », qui se dit « Nea ete se p », sont de simples variantes grammaticales – autrement dit n’expriment aucune correspondance à la réalité. Selon Wiredu, en akan la phrase canonique de Tarski n’exprime qu’une tautologie. Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, désireux de pourfendre l’universalisme philosophique, a renchéri en soutenant que cela montre que les problèmes philosophiques ne se posent pas de la même manière selon qu’on parle dans une langue occidentale ou dans une langue africaine [4]. Selon lui, cela menace l’universel de traduction sur lequel repose le paradigme de Tarski : si même un terme comme « vrai » est relatif au langage, cela apporte de l’eau au moulin d’une philosophie postcoloniale et décoloniale.
Mais cette conclusion triomphante, outre qu’elle ne fait que répéter la relativisation du prédicat « vrai » à une langue que Tarski admettait déjà, est un non sequitur, car en anglais, en français, en allemand, etc., (T) aussi n’est qu’une tautologie : « c’est un fait que » et « il est vrai que » sont de simples variantes grammaticales. C’est même sur la base de cette lapalissade que les partisans de la conception déflationniste de la vérité soutiennent que « vrai » n’a pas prioritairement le sens de « conforme aux faits ». Autant dire que, parce que le français n’a pas d’accent tonique, les Italiens ne peuvent comprendre les contrepèteries. Il n’y a donc là aucune asymétrie ni différence culturelle profonde qui permettrait de conclure que « vrai » n’est pas un terme universel. La trivialité de « vrai » est universelle, ou plus exactement les problèmes philosophiques de la vérité restent les mêmes quelles que soient les langues.
Wittgenstein disait qu’il peut y avoir des nuages de philosophie dans des gouttes de grammaire. Disons plutôt que si l’on ajoute un nuage de lait dans sa tasse de thé philosophique, cela blanchit ce breuvage. Mais cela reste du thé.
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Le texte original de Tarski est en polonais, la traduction allemande date de 1934, l’anglaise de 1956, la française de 1972.
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Pour cette lecture, voir Paul Horwich, Truth, Clarendon Press, 1990.
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Kwasi Wiredu, « Truth in an African Language », dans Lee M. Brown (dir.), African Philosophy, Oxford University Press, 2004.
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Souleymane Bachir Diagne, « Pour une histoire post-coloniale de la philosophie », Cités, avril 2017, n° 72, p. 81-93.