En 1959, trois ans après l’affaire Rosa Parks et quatre ans avant le discours de Martin Luther King à Washington et la Marche pour l’emploi et la liberté, sortirent deux films, le dernier de Douglas Sirk, Mirage de la vie (Imitation of Life), et le premier de John Cassavetes, Shadows : sur le thème de la discrimination raciale, et de façon radicalement différente, ils livraient une réflexion sur la couleur de peau, sur le blanc et le noir.
La dame en blanc de Wilkie Collins et Blanche DuBois de Tennessee Williams : la première s’échappe d’un asile d’aliénés, la seconde quitte l’appartement de sa sœur Stella pour être envoyée chez les fous. Le blanc est-il la couleur de la pureté ou celle du maléfice ? Melville, dans Moby Dick, sans doute le livre le plus inquiétant qui évoque la couleur censée représenter tout ce qui est immaculé, majestueux, sacré, parle de « l’épouvante » que suscite chez le narrateur la blancheur de la baleine. Le blanc a beau être le symbole de la pureté, de l’innocence, de l’allégresse, il a beau avoir une prééminence royale sur les autres couleurs (prééminence qui s’applique aussi, dit Melville, à la race humaine, où l’homme blanc passe pour le maître idéal de toute peuplade noire), il n’en provoque pas moins une « peur mystérieuse ». Plus même que le rouge effrayant du sang, le blanc saisit l’âme d’une « terreur panique ».
L’opposition entre noir et blanc tend à faire croire que le blanc est synonyme de beauté, de clarté, mais aussi de supériorité, le noir se révélant être tout ce qui touche à l’obscurité, la bassesse, la vilenie. En somme, il y a ceux qui appartiennent au domaine des ombres, de l’obscur, et ceux qui, comme Héraclite, tout en choisissant le langage de l’indéchiffrable, habitent l’éclat. Les nuits blanches, les cheveux blancs, le pain blanc… ont un double sens. Si Blanche DuBois est une aristocrate déchue au passé trouble, la dame en blanc de Collins, personnage ambigu d’un roman que T. S. Eliot considère comme le meilleur policier de langue anglaise, est le double d’une jeune femme plutôt sans histoires.
À la différence du blanc, le noir, qui est supposé inspirer l’effroi, la répulsion ou le mépris, peut aussi dévoiler son envers : toute la noblesse d’une couleur que Rimbaud assimile à la voyelle A, comme la lettre alpha, le commencement de tout.
Les films de Sirk et de Cassavetes, de façon radicalement opposée, portent en creux une réflexion sur le faux-semblant, les illusions et les conflits raciaux, sourds ou flagrants. Shadows semble revendiquer pour le cinéma la liberté que ses acteurs réclament à la fois dans leur jeu, qui tient de l’improvisation, et dans leur vie. Ben, musicien de jazz afro-américain, traîne dans les bars et erre dans les rues new-yorkaises la nuit. Il partage un appartement avec son frère Hugh, qui rêve d’être chanteur de jazz, et sa sœur Leila, qui ambitionne de devenir écrivain. Elle a la peau claire, et peut passer pour une Blanche, contrairement à ses deux frères noirs. La fratrie, très soudée, mène une vie de bohème sans trop de soucis, Hugh protège sa sœur, Ben vit plus ou moins bien le fait d’avoir une couleur de peau qui l’expose, croit-il, Leila joue son rôle de provocatrice, sans avoir, semble-t-il, une idée de sa différence. Jusqu’au jour où, lors d’une soirée, elle rencontre un Blanc, David, avec qui elle vit, l’espace d’une brève liaison, sa première histoire d’amour.
La liberté à laquelle aspire la fratrie est aussi celle de John Cassavetes qui s’accorde le droit de réaliser un film de 80 minutes, avec des vues d’une ville la nuit, des dialogues improvisés. Comme si ces personnages avaient besoin d’une échappée belle, loin des carcans d’une société où règne encore la ségrégation. La scène la plus cruelle et la plus décisive est celle où David, à qui Leila présente son frère Hugh, se rend compte qu’elle n’est pas blanche, qu’il n’avait jusqu’alors rien soupçonné de ses origines. Il suffit d’un regard, mi-perplexe mi-stupéfait, de David pour que tout soit dit. Plus tard, David, qui s’était littéralement enfui ce jour-là en usant d’un piteux prétexte (il devait partir, il avait un rendez-vous), revient et, croisant Leila en compagnie d’un jeune Noir prêt à lui servir de chevalier servant, dit à son frère Ben qu’elle compte beaucoup pour lui, qu’il s’est aperçu qu’il n’y a aucune différence entre eux, qu’il est dans son camp, Ben ne fait que rire de lui une fois qu’il l’a laissé partir. Shadows, premier film d’un maverick, d’un franc-tireur, est autant un manifeste pour un cinéma en sécession qu’une profession de foi d’un metteur en scène conscient des leurres en amour et des plaies d’un monde encore sous l’emprise des préjugés et d’une haine cachée.
L’univers de Douglas Sirk est celui du mélodrame, où l’improvisation n’a pas sa place, où chaque plan est cadré de telle sorte que rien n’est laissé au hasard. Dans Mirage de la vie, il est autant question des visées d’une comédienne, Lora Meredith, que des souffrances d’Annie, une mère dont la peau noire est l’objet de tous les tourments pour sa fille, Sarah Jane, qui prétend, parce qu’elle a une pigmentation moins colorée, se faire passer partout pour une Blanche. La mère et la fille sont recueillies par Lora qui elle-même a une fille. Les deux femmes et les deux petites filles sont des personnages en miroir. Autant Lora, tout en aimant sa fille, ne vit que pour son art, autant Annie sacrifie tout pour sa fille, qui la rejette, fait croire à son collège qu’elle est blanche, va jusqu’à répondre, à propos de Jésus, qu’il est comme elle, blanc. En grandissant, elle raconte le même mensonge à son petit ami qui, apprenant la vérité, la tabasse. Elle répète qu’il vaut mieux mourir que d’être noir. Sa hantise, c’est cette couleur (elle taillade le poignet de la fille de Lora pour comparer son sang au sien, parce qu’elle a entendu dire que le sang noir est différent de celui des Blancs). Elle finit par s’éloigner de sa mère et se faire entraîneuse dans un bouge en Californie, fréquenté par de vieux libidineux. Elle renie sa mère, qui meurt, après l’avoir vue une dernière fois en se faisant passer pour son ancienne nounou. Elle aura des funérailles dignes d’une grande dame. Au dernier moment, Sarah Jane fend la foule et se jette sur son cercueil en disant qu’elle l’a tuée.
Comme le film de Cassavetes, celui de Sirk est celui du faux-semblant, mais il est aussi celui de la supercherie. Dans ces deux longs métrages de 1959, les deux réalisateurs, chacun à sa façon, extrêmement classique pour l’un, totalement hors normes pour l’autre, font la part belle aux indomptés, qu’ils étaient eux-mêmes. Leur cinéma n’est pas là pour dénoncer, mais pour inciter le spectateur à se laisser emporter par un vent de liberté : le blanc et le noir sont finalement des couleurs antagonistes. Leur lutte porte haut des interrogations qui transcendent les questions de classe et de race pour soulever celles sur la haine de soi mais, plus encore, sur la guerre que les pions blancs mènent aux pions noirs, sur l’identique et le non identique, le Même et l’Autre, pour reprendre les mots de Levinas.