Une fin de partie lumineuse

En hommage à Hermine Karagheuz, récemment disparue, France Culture a retransmis la lecture, Roger Blin, une dette d’amour, qui fut donnée au festival d’Avignon en 2014, trente ans après la mort de l’acteur. Un éblouissement, grâce à la voix rauque d’Anne Alvaro et à la singulière beauté du texte que les éditions Ypsilon republient ces temps-ci. Il était paru aux éditions Séguier/Archambault en 2002.


Hermine Karagheuz, Roger Blin. Une dette d’amour. Postface de Valère Novarina. Ypsilon, coll. « Contre-attaque », 110 p., 15 €


On savait Hermine Karagheuz douée de divers talents. On découvre, à cette occasion, que celui d’écrire n’était pas le moindre et que son goût pour la poésie était immense. On aurait pourtant dû s’en douter. Sa lecture en 1984 des Élégies de Duino, toujours en Avignon, dans une mise en espace de Marcel Bozonnet, nous en avait donné la preuve. Le beau nom flamboyant d’Hermine Karagheuz, d’origine arménienne, évoque pour la plupart d’entre nous l’actrice, beaucoup moins la photographe, et très peu l’écrivaine, metteuse en scène et dramaturge. Elle fut pourtant tout cela.

Roger Blin. Une dette d’amour, d'Hermine Karagheuz

Hermine Karagheuz dans « Duelle » (1976)

Élève de Tania Balachova, elle sut choisir ses compagnons, le danseur Jean Babilée puis le comédien Roger Blin ; ses partenaires et ses amis : Jacques Rivette, avec qui elle tourna dès 1971, Marcel Bluwal, pour qui elle fut Éponine dans Les Misérables en 1972, Patrice Chéreau, qui la fit jouer dans La dispute, Les paravents et Judith Therpauve, Bertrand Bonello, enfin, qui lui donna l’occasion d’une dernière apparition dans Nocturama.

Le récit Roger Blin. Une dette d’amour est encadré par la crise qui s’avéra mortelle, et la mort elle-même, inattendue, puisque l’état du malade s’améliorait de jour en jour. Entre ces deux dates, l’hôpital, l’angoisse, les visites des amis, et surtout celles d’Hermine, qui raconte un présent entrecoupé de souvenirs, c’est-à-dire d’un passé contemporain du présent, parce que toujours vivant, actuel, et tel que les impulsions de la mémoire et des évènements le lui proposent. L’écriture est fluide, elle épouse les contours du réel, les accidents de la pensée, comme impromptue et naturelle, si naturelle qu’elle en paraît non travaillée, non littéraire. Et c’est cela qui est superbe, c’est cette aisance, cette absence totale d’affèterie, de désir de « bien dire », ce libre cours du verbe, qui laisse place à l’émotion.

Les faits eux-mêmes sont rapportés avec simplicité, presque avec sècheresse, dans la vérité de leur apparition : « Récupéré de justesse, moribond, aphasique, il gît, cherchant à se libérer des liens qui le ligotent au lit. » Dans leur crudité : « Nous suivons la lente progression d’une amélioration. Ça a commencé par une défécation gargantuesque. » Vient l’annonce, par Roger, de la visite de sa mère. Le texte alors saute deux lignes, et le retrait du paragraphe suivant est décalé, plus ostensible, pour évoquer le souvenir et rétablir la vérité des faits : « Sa mère est décédée une vingtaine d’années auparavant. Quand je l’ai rencontrée, elle était âgée, j’étais habillée d’une chemise et d’un blue-jean, j’avais les cheveux très courts, elle m’a prise pour le fils de Roger qui n’a pas démenti. » Roger a de l’humour, il en a même mourant. Lorsque Hermine, pour les fêtes de fin d’année, lui dit : je m’absente quelques jours, attends-moi, il répond, pince-sans-rire : « Va, je suis là, je ne bouge pas ». Parmi les visiteurs, Beckett et son épouse Suzanne. Mais qu’ont-ils pu se dire ? « Eux qui déjà ne communiquaient qu’à demi-mot… »

Roger Blin. Une dette d’amour, d'Hermine Karagheuz

Derniers moments d’Hermine auprès de Roger Blin vivant : sous le signe des oiseaux, que le malade peut observer de sa toute dernière chambre, pourvue d’une grande baie : « Nous regardons dehors le vent qui fait et défait la forme des nuages. Il guette l’irruption des oiseaux dans le cadre de la fenêtre […] Il s’enivre de leur vol […] Il s’évade de son corps, il vole avec eux ». Derniers moments d’Hermine auprès de Roger Blin, cette fois décédé : ils ont lieu, non plus à ciel ouvert, mais sous terre, à la morgue, où un vieil homme, le dos vouté et les clefs à la main, comme un gardien de l’au-delà, l’introduit patiemment : « On meurt plus à la pleine lune. » Dans la pièce exigüe, deux corps emmaillotés. Un crucifix est suspendu au-dessus de Roger. Impossible, pense Hermine, qu’il ait voulu cela. Elle est tétanisée. Moment terrible, sublime. Drôle et dur à la fois. Au lieu du désespoir, c’est la colère qui l’envahit, elle ne veut pas que le cadavre soit veillé par un christ ; le doute l’assiège, l’incertitude : la tradition l’aurait-elle emporté dans l’esprit du mourant ? Et puis, que faire ? « Comment le saisir et oser le déplacer comme un pot de fleurs et où le poser ? » C’est l’homme aux clefs qui la délivre : « Vous en faites pas », et il déplace le crucifix. À ce moment, dehors, les oiseaux qui nichaient au milieu des poubelles « acclament le jour naissant ».

Dans la deuxième partie du livre, Hermine Karagheuz rend essentiellement hommage à l’amoureux de Rilke, à celui qui laissa des centaines de dessins, à celui qui mettait en scène sans jamais prendre de notes les auteurs qu’il aimait, privilégiant l’écriture contemporaine, à celui que toute forme d’asservissement rendait fou de colère, à celui qui fit confiance à Beckett et révéla En attendant Godot, à celui qui « savait comment vivre sa part d’éternité dans l’instant » et qui eut à cœur de s’éloigner, mieux encore, de s’envoler, « plus ailé qu’un oiseau », non sans avoir, auparavant, remercié d’un regard l’infirmière qui posait devant lui le plateau du repas, comme s’il lui avait dit : je n’ai plus faim.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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