L’autre part de la peinture

Hors série blanc En attendant NadeauLe blanc, dans une peinture, paraît quelquefois désigner un autre aspect d’elle-même, moins matériel parce que plus lumineux, une part d’elle insituable qui, en s’accroissant, ressemble à son désœuvrement. Telle est peut-être la situation – désœuvrée – dans laquelle se trouve aujourd’hui tout un pan de la peinture contemporaine, non pas en raison d’une perte supposée de la maîtrise et du métier dont elle témoignerait, mais par creusement d’une absence et approfondissement de l’œuvre, justement.

La plupart des peintures sont moins blanches qu’on ne le garde en mémoire, ou que l’histoire ne le retient. On se souvient d’images immaculées et de toiles vierges, en oubliant que la peinture jaunit. Mal conservé pendant des décennies, le Carré noir sur fond blanc de Kazimir Malevitch (1915) a craqué. Sa noirceur n’en finit pas de révéler sa blancheur, menaçant les deux couches picturales de se dédoubler, comme si, en se clivant, la contexture de l’œuvre qui se voulait suprématiste parce que « sans-objet », selon l’expression de son auteur, mettait progressivement à nu sa qualité d’objet en en faisant affleurer le défaut. L’état du Carré blanc sur fond blanc (1918) a beau être plus satisfaisant, cela n’ôte rien au fait que le carré du fond est crème et celui qui l’intègre gris-bleu, comme si l’un et l’autre trahissaient à bas bruit l’unité que le titre proclame.

Plus Paul Cézanne avançait dans la peinture, plus la sienne se faisait aurorale (lui disait « primitive »). L’expérience de l’aquarelle lui avait fait sentir combien la blancheur du support, pourvu qu’elle fût réservée, pouvait contribuer à l’élaboration de l’espace pictural. D’après cette leçon, la couleur, dans ses huiles, devint vacante, et, comme elle cernait ses figures sans le secours du dessin, celles-ci s’ouvrirent aux fonds, s’épanchèrent sur les arbres et se confièrent aux monts. Les blancs de Cézanne lui promettaient alors « l’harmonie parallèle à la nature » que sa peinture recherchait. Si toutefois il l’avait atteinte, comme il fut très près d’y parvenir, la promesse aurait tout aussi bien pu se transformer en menace et l’aurore en abîme, évidant la toile de ses figures en ne laissant subsister d’elles que d’infimes vestiges chromatiques, plus épars que les trouées claires qui les faisaient tenir ensemble en s’espaçant.

Du blanc sur les toiles : l'autre part de la peinture

« Le Christ en Croix » de Francisco de Zurbaran (1627)

Le blanc, dans l’histoire de la peinture, fut rarement impliqué dans sa consistance au même titre que les autres couleurs. Lorsque les peintres anciens préparaient leurs supports de bois, ils les couvraient d’un subjectile de plâtre, un gesso grosso ou sotile, puis, sur les toiles, d’une imprimatura, deux bases à partir desquelles élaborer leurs figures. Un rehaut de blanc placé dans l’œil indiquait qu’elles étaient achevées, et, simultanément, qu’elles devaient quelque chose à une lumière venue d’un lieu distinct de celui, fût-il amène, que le tableau instaure.

En couvrant de vélatures colorées un enduit clair ou en aquarellant une à une des touches de gouache blanche, Paul Klee obtenait un effet analogue, celui de doter sa couleur d’une luminosité inattendue parce qu’émanant du fond de la peinture en traversant la couleur. Les emplâtres encore humides sur lesquels Jean Fautrier répandit de la poudre de pastel à partir de sa série des Têtes d’otages en 1943-1944 n’ont pas cette subtilité, mais le procédé confère cette fois au blanc une épaisseur qui lui revient en propre en tant qu’ici la couleur rehausse désormais le blanc, et non l’inverse. On ne saurait dire en revanche avec exactitude sur quoi se retournent les éclats blanchâtres dont Zoran Mušič mouchète les cimes de ses massifs, les têtes de ses cadavres et de quelques-uns de ses autoportraits des années 1980-1990. Leur blanc crayeux évoque en effet moins la chair que les os, que les cendres, et l’exténuation d’une certaine corporéité de la peinture.

Le blanc, parmi les autres coloris, occupait autrefois une place à part quoique déterminante, en deçà ou au-dessus de la peinture, en son fond et à son terme. En s’écartant de ces deux positions, son atonie se rompt, le blanc casse et ne se conserve qu’en se voilant : de bleu pour donner l’illusion de la blancheur d’un tissu, d’un marbre ou d’une page blanche, de rouge afin de créer la fiction d’une peau émue, incarnée, palpitante, de vert pour en marquer la corruption. Le langage lui-même s’abuse qui voit du blanc partout où il n’y en a plus.

Nulle part, dans la peinture, la peau n’est blanche, pas davantage qu’elle n’est noire. Il suffit de comparer Olympia à ses draps, Laure au pelage du chat noir qui s’effraie aux pieds de sa patronne, comme il le fait au-dessus des huîtres dans La raie de Chardin (1728), où sa blancheur contraste avec celle, sanguinolente, du poisson écorché, et se rapporte à celle, sans tache, de la nappe retournée. Le périzonium qui ceint les hanches du Christ en croix de Zurbarán (1630-1639) et la toison de son Agnus Dei (1635-1640) confirment que le blanc s’applique mieux aux étoffes et aux robes animales qu’à l’épiderme humain, mais que, sans doute, sans ces contrepoints, à défaut d’être nimbé par eux d’une manière ou d’une autre, le corps paraîtrait aussi dénudé que peut l’être une peinture dénuée de couleurs. René Guiffrey peignant le blanc exclusivement en blanc exige de l’œil qu’il accommode sa vision en déplaçant le regard vers les bords irréguliers des cadres ou sur la surface imparfaite de ses toiles pastellées ; sans quoi il est perdu, désorienté par une peinture n’accordant pour tout repère que celui, moins visible que visuel, quasi conceptuel, de l’expérience de sa propre disparition.

Du blanc sur les toiles : l'autre part de la peinture

« Agnus Dei » de Francisco Zurbaran » (entre 1635 et 1640)

Le blanc, pour le peintre, relève de l’intraitable, ne serait-ce que parce que son extension pourrait signifier une jonction entre les deux pôles de la composition, et provoquer par conséquent la dissipation des plans intermédiaires, voire celle des figures qui s’y interposent. Ce n’est pas un hasard si les plus blanches d’entre elles ont été qualifiées de fantomales ou rapportées à des apparitions. C’est qu’à travers elles toute représentation tend dangereusement à s’ennuager, à être réduite à un cri ou bien ramenée au silence.

En 1958, Barnett Newman réalise un tableau un peu plus grand qu’un homme. Il ne prépare pas sa toile et n’emploie d’abord que de l’acrylique noir dont il étale une bande uniforme le long de la bordure gauche. En retrait de celle de droite, il badigeonne de même un ruban adhésif collé lui aussi verticalement qu’il retire une fois l’opération terminée, laissant une longue ligne épargnée ourlée de noir. Au cours des années qui suivent, Barnett Newman répète l’opération quatorze fois, fait varier l’épaisseur des tracés, remplace le noir par du blanc, et, en 1966, présente une série qu’il a intitulée entre-temps Stations de la Croix : Lema Sabachthani. Le sous-titre reprend le cri en araméen du Christ supplicié : « pourquoi m’as-tu abandonné ? » Le peintre a supprimé le Père (Eli) de la citation évangélique comme il a effacé de sa toile l’image du Fils et le signe de la Croix. Ne demeurent que le noir et le blanc, le cri et le silence. Avant Newman, la première figure éminemment silencieuse de la peinture moderne fut peut-être le Pierrot (1718-1719) d’Antoine Watteau ; son cri le plus retentissant celui du martyr anonyme du Trois mai 1808 (1814) de Francisco de Goya. L’un et l’autre convoquaient plus explicitement l’imaginaire du Christ, exposé à la foule, attaché à la Croix, et simultanément ils le révoquaient : l’outragé était devenu un clown, le crucifié un majo. D’eux restent une lueur et une blancheur défunte.

Le blanc, visuellement, possède une puissance de confusion telle qu’afin de la contenir il n’est guère, semble-t-il, que deux options : le morceler pour en briser la signification ; élever celle-ci au niveau du symbole. La blancheur peut alors désigner l’innocence, le divin ou la mort, tous domaines également mystérieux auxquels son immatérialité pour cette raison convient, mais qui reconduit le risque de dématérialiser la peinture au lieu de le conjurer, renouant avec l’état dans lequel elle se trouvait avant que d’être œuvrée – blanche.

Tous les articles du hors-série n° 5 d’En attendant Nadeau