La psychanalyse, une seule séance ou une cure entière, peut être remplie de silences, de pauses, de trous de mémoire… de blancs. Serait-ce la couleur incolore de l’inconscient ? Zoé Andreyev, psychanalyste, invente un dialogue avec un patient.
– Tout à l’heure, je pensais à un truc, je voulais vous en parler, mais j’ai oublié… le blanc.
– Le blanc, ça vous fait penser à quoi ?
– Blanc… de poulet, d’œuf ? Tiens, c’est drôle, la poule et l’œuf qui reviennent… encore et toujours, comme le loup… le loup blanc…
– La poule, l’œuf, le loup ?
– Vous alors, vous ne pensez qu’à ça…
– À quoi ?
– Ouais, dès que vous dites quelque chose, c’est « cot cot cot », vous êtes toute fière d’avoir pondu.
– « cot cot cot » ??
– Oui, cot cot… comme les amoureux qui s’bécotent… s’bécotent sur les blancs pubiques…
– Les blancs pubiques !
– J’ai vraiment dit ça ? c’est fou ! Faut croire que c’est moi qui ne pense qu’à ça. Pourtant, le blanc, c’est censé être pur, virginal ; à mon avis ce serait plutôt l’inverse.
– Ah bon ?
– Ben oui, la virginité, c’est un mythe, le blanc aussi, ça n’existe pas vraiment. À la radio, hier, un géologue expliquait que la craie, à l’origine, c’est de la merde et qu’un bâton de craie, c’est en fait un bâton de merde ! Une histoire de microplanctons. Dingue ! C’est vrai en un sens, les draps blancs, par exemple, on imagine, enfin, j’imagine tout de suite les salir, les tacher, les déchirer, les noircir, les maculer.
– Maculer ?
– Oui, maculer… le blanc, c’est pour mettre en valeur le rouge, le rouge sang. Le blanc voudrait bien être comme le rouge, changer le monde, mais il ne peut pas, il est passif, voyeur, il regarde, se regarde… (silence). Bref. Parler du blanc, moi, ça me donne faim… Le blanc-manger, vous connaissez ? C’est une sorte de riz au lait, sucré, gélatineux, suave… un peu comme vous parfois quand vous me dites bonjour.
– Hmm ?
– Comme un bon sein bien blanc, un peu tiède, ça sent le lait, mais ça donne envie de mordre aussi. Tiens, ça me rappelle un rêve… Je mangeais une glace à la vanille, je léchais, mais il y avait du soleil, ça fondait trop vite, alors pour ne pas la perdre je l’ai avalée d’un coup, tout entière avec le cône, vous savez, comme Anthony Quinn à la fin de La strada. Alors j’en achetais une autre, et je l’avalais encore, j’avalais… oui bon, je sais ce que vous allez dire…
– Le blanc de la mort, de la perte ?
– Ah, tiens, je pensais que vous alliez dire autre chose… oui, la perte… le blanc de l’écume sur la mer Noire, à la fin du film. Et Zampano, si noir, si sale, qui se rend compte que la blanche Gelsomina fait partie de lui, il l’a dévorée comme la glace à la vanille, ou au citron je ne sais plus, le citron des larmes (silence)… cette glace qui fond, c’est peut-être moi, et vous me dévorez tout cru, d’un coup, hop.
– Cela vous ferait plaisir ?
– De quoi ? d’être dévoré ? de fondre à l’intérieur de vous ? Hmm… Mais c’est peut-être l’inverse, c’est vous la glace qui fond, en tout cas j’aimerais bien vous faire fondre… Anthony Quinn fond en larmes à la fin. En fin de compte, qui dévore qui, peu importe, c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
– Bonnet blanc… ?
– Vous alors, je vous vois venir, vraiment, vous n’en loupez pas une. Je vous parle de larmes, et vous…
– Vous me voyez venir ?
– (long silence) Je repense à La strada et au visage blanc, tragique, de Gelsomina… il y a une telle expressivité dans les films en noir et blanc… Son visage peint, blanc comme un masque, l’intensité du regard… mais oui, bien sûr, votre masque ! Ce masque, un vrai bonnet blanc, comme un slip ou un soutien-gorge… ah, la rue ces temps-ci est transformée en tiroir à lingerie ! (Chante) « bancs publics, blancs pubiques »… on peut tourner ça dans tous les sens, c’est affaire de crèmerie, la vôtre en tout cas c’est une drôle de crèmerie.
– La crèmerie, ou la crémière ? Qui vend de la glace à la vanille ?
– (chante) « Avanie et Framboise – euh, sont les mamelles du destin » ! (pause) « Et malgré ses yeux de braise / Ça ne me mettait pas à l’aise / De la savoir Antibaise / Moi qui serais plutôt pour »…
[Je suis soudain saisie, inquiète : j’ai un blanc, j’ai oublié le nom du chanteur que je connais pourtant bien, c’est toute mon enfance…]
– Je serais l’avanie ? L’antibaise ?
– Peut-être… Je repense à mon rêve, à Fellini, l’art du tragicomique… il a fait un film qui s’appelle Le Cheik blanc… oui, le chèque en blanc, c’est comme l’analyse, c’est comme si je vous faisais un chèque en blanc sans savoir à quelle sauce j’allais être avalé. Au lieu d’être fixé une fois pour toutes, blanc ou noir, mon désir c’est ceci ou cela… non : c’est le gris, le vague, du grand n’importe quoi. Le grisonnant… à force d’attendre que cette analyse me serve à quelque chose, je deviens poivre et sel… tiens, encore la bouffe ! Pour oublier, recouvrir la mort ? Pour l’effacer ? (Chante) « Je bois / Systématiquement / pour oublier / les amis de ma femme… » Ou, au contraire, pour la célébrer ?
– Vous pensez à la mort de qui ? La mienne ?
– La vôtre ? Non, à la mienne… mais maintenant que vous le dites, oui, la vôtre aussi (silence). Je ne sais pas pourquoi, je viens de penser à l’expression « se faire un sang d’encre »… peut-être à cause de cet article sur « la noirceur chez Blanchot » que je dois écrire…
[Mais oui, bien sûr, c’est Boby Lapointe ! Suis-je bête… la pointe, l’arme du crime ?]
– Un sang d’encre sur une page blanche…
– Quand j’étais petit, je faisais des pâtés dans mon cahier, j’en mettais partout, et la maîtresse le montrait à toute la classe : « que c’est sale ! » C’est pourtant bon, le pâté… J’avais honte, je comprenais confusément que le sale, c’était bon. Dire que c’est à l’école que j’ai appris ça. La première fois qu’un camarade m’a dit « et mon cul, c’est du poulet ? » j’étais d’abord perplexe, puis j’ai compris : en anglais, le blanc de poulet, ça se dit « chicken breast ». Les vrais amateurs préfèrent la cuisse, moins blanche, mais plus tendre, plus moelleuse. Il y avait une autre expression curieuse : « tiens, voilà du boudin »…
– Boudin noir, boudin blanc…
– Vous savez, j’ai un fantasme : je vous inviterais à dîner, on mangerait des pâtes à l’encre de seiche. Avec un bon gros rouge. Et en dessert, je ne sais pas… une île flottante ? Peut-être que je l’ai rêvé, d’ailleurs… l’île flottante, c’est l’apothéose, la régression totale…
– (gargouillements)
– C’est votre ventre qui gargouille ? Ou le mien ? Il doit être midi, votre estomac gargouille toujours à heure fixe, vous êtes prévisible au moins. (Long silence) Aujourd’hui, en entrant, j’ai vu que vous portiez des tennis blanches, je me suis dit que vous alliez jouer au tennis cet après-midi, je me demande bien avec qui…
– Avec qui je joue et je mange ?
– En fait, je ne veux pas le savoir. Elles sont bien blanches, pas de traces… vive l’idéal blanc ! En anglais il y a deux mots pour le blanc, il y a « white » et il y a « blank » : un espace, qui attend la bonne réponse. (Silence). La réponse, je suis sûr que vous la connaissez, mais que vous ne voulez pas me la donner… vous allez pas vous salir les mains. Mais vos intestins, eux, ils parlent tout seuls ! Il y a des choses qui vous échappent, même à vous.
– Quoi, par exemple ?
– Vous voulez que je traduise ? À propos de traduction, en anglais, « blank » ça donne « blanket », la couverture. Et la couverture, ça me fait penser à ce que je faisais dessous… m’en souviens comme si c’était hier ! Ah, ça y est ! j’ai retrouvé ce que je voulais vous dire en arrivant : il m’est arrivé un truc hier au boulot, j’ai eu comme un gros blanc, je cherchais le nom d’une collègue et je ne le retrouvais pas, rien à faire. J’ai fini hier soir par retrouver son nom, elle s’appelle Joyce… je me suis demandé pourquoi cet oubli, la seule idée que j’ai eue, c’est que « joy », ça veut dire joie, comme Freud… à l’instant il me vient la pensée que vous, qui êtes fille spirituelle de Freud, si on traduit, ça fait fille spirituelle de joie ?
– On s’arrête là pour aujourd’hui.