À Amorgos, en 1987, Jean-Christophe Bailly fait une observation faussement anodine : « Ce fragment de route de campagne faisant un coude à l’entrée d’un village, il a beau être grec, c’est-à-dire blanc et solaire, poussiéreux, je ne peux m’empêcher d’y voir, chaque fois, quelque chose de plus lointain. Et ce devenir oriental de la Grèce, on doit le retrouver aussi dans les Balkans et dans la Russie du Sud. » Tout récemment publié, Café Neon et autres îles appartient à ce genre en voie de disparition et qui connut pourtant ses heures de gloire : le récit de voyage en Grèce. Le temps passe mais les représentations demeurent. Si le « blanc » se trouve classiquement associé à la Grèce, celle-ci se voit symétriquement mise à distance des Balkans.
La Grèce. Blanche, forcément blanche. L’écrivain y voit même une définition. Pourtant, quelque chose dans l’air persiste, ou cloche, ressurgit en tout cas et perce la membrane du cliché. La Grèce serait souterrainement reliée à ces lointains bariolés : Plovdiv, Bucarest, Sarajevo… Un cousinage, un je-ne-sais-quoi, qu’on ne peut « s’empêcher de voir », malgré l’apparente dissonance. À l’évocation de la Grèce, il faudrait songer Parthénon, Paros, classicisme, Cyclades chaulées… Toutes les pellicules des films de Théo Angelópoulos jusqu’aux contemporains Yórgos Lánthimos et Pános Koutras ne parviennent pas à recouvrir la Grèce bleue Égée et surtout blanche dans les représentations européennes. Brochures publicitaires et drapeau peuvent bien être tenus pour responsables, il y a autre chose.
Tout ce qui touche à l’Acropole n’en finit pas de fasciner les Européens, de près ou de loin. De près : l’installation d’une promenade en ciment sur le rocher sacré a fait couler les encres internationales. De plus loin : le Royaume-Uni, pays de tradition, a réitéré en mars son refus de restituer les métopes du Parthénon subtilisées en 1801. La vitrine touristique et symbolique du pays reste cette ruine inamovible dont la blancheur domine Athènes. L’État grec semble s’en accommoder et le rebâtit petit à petit à coups d’anastyloses… en marbre pentélique comme sous Périclès. Le monument est visible depuis l’écrin lumineux du nouveau musée de l’Acropole où flotte la foule des spectrales statues blanches.
Cette image écrasante, universalisée en patrimoine de l’humanité, a pu aussi accabler certains Grecs. Les surréalistes athéniens rêvaient de dynamiter l’Acropole, l’auteur Chrístos Chryssópoulos l’imaginait il y a quelques années dans le petit roman La destruction du Parthénon et même Séféris s’interrogeait dans ses Mythologies : « Je me suis réveillé, entre les mains cette tête de marbre / Qui épuise mes coudes et où donc la poserai-je ? » Le berceau de l’Europe a la pâleur immaculée du marbre, son poids aussi.
La blancheur classique a ceci de paradoxal qu’elle correspond plus à un système de représentations qu’à la réalité historique. Si les Romains, et à leur suite les artistes de la Renaissance, ont vanté la statuaire grecque, se réclamant de Phidias et de Praxitèle, c’était pour copier des statues grecques décolorées par le temps. Ou bien des reproductions parfaitement blanches. « Un beau corps sera d’autant plus beau qu’il sera plus blanc », pouvait écrire Winckelmann en 1764 dans son Histoire de l’art dans l’Antiquité. Nos musées débordent de ces marbres inspirés des « Grecs » que l’on copia et reproduisit au moins jusqu’en 1968 en passant par pertes et profits la polychromie qui les caractérisait pourtant chez les classiques. Le phénomène ne tient pas qu’à la méconnaissance. On sait au moins depuis la fin du XVIIIe siècle que les statues comme les temples grecs étaient peints de couleurs vives ou couverts de feuilles d’or. Alors consul à Athènes et fin connaisseur du Parthénon, Louis-François-Sébastien Fauvel s’exclame avec quelque stupeur « Tout était peint ». La statuaire européenne en privilégiant la forme et la blancheur a d’abord oublié puis refoulé la polychromie.
Chromatiquement, la Grèce de Périclès valorisait la poikilia (la variété). Sans doute les Grecs de l’âge classique auraient-ils trouvé funèbre la blancheur de nos monuments néoclassiques. Imaginons la Madeleine en bleu égyptien, le fronton du Panthéon arborant des chairs roses et de l’ocre. Ou encore le Diadumène de Polyclète entièrement doré. Il l’était si l’on en croit les travaux de l’archéologue Philippe Jockey. Dans son ouvrage Le mythe de la Grèce blanche, ce dernier a fait l’histoire de cette reconnaissance graduelle de la polychromie et des résistances intellectuelles et politiques qu’elle suscita en retour. Que cette blancheur, si européenne, ait pu être une construction a longtemps été considéré comme déraisonnable. Jockey décèle dans ce refus de la polychromie des motifs idéologiques de longue durée. Entre mille exemples, en 1927, le critique et écrivain Henri Massis, certes proche de Maurras et futur vichyste, pouvait écrire : « Où sont les civilisations de la Grèce antique et de la France d’autrefois, blanches comme l’intelligence ? » En comparaison, l’art polychrome incarnait le cosmopolitisme. De la polychromie à la diversité des peuples et des cultures, voire à leur mélange, il n’y a qu’un pas.
L’histoire grecque moderne s’est en partie construite sur l’évacuation de ce qui ne correspondait pas à l’image antique que le jeune État souhaitait donner. Pourtant, en 1831, sur l’Acropole se trouvaient encore, entre autres, la tour « franque » datant des Croisades, tout un village ottoman et une mosquée bâtie dans le Parthénon même, suivant en cela les Byzantins qui avaient transformé le temple d’Athéna en église dès le Ve siècle. Cette Acropole bariolée conservait et condensait alors en un raccourci saisissant deux mille ans d’histoire. Que l’on compare avec l’Acropole d’aujourd’hui, si soigneusement nettoyée de tout ce qui ne rentre pas dans le cadre classique. Philippe Jockey observe que le blanc « va devenir tout à la fois l’objectif et la couleur par lesquels le jeune État grec se “purifie’’ de ses oripeaux bariolés, turcs ou autres. On assiste, à partir des années 1830, à une véritable catharsis de et par la blancheur ». Les Grecs se trouvaient poussés en cela par ces Européens qui appelaient de leurs vœux une « résurrection » de l’Athènes classique. Construction intellectuelle à visée nationaliste, la purification par le blanchiment aurait permis aux Grecs du XIXe siècle de se « laver » de la couche ottomane déposée sur eux par l’occupation. Et, par ricochet, de devenir pleinement européens. Le phénomène se retrouve dans la katharevoussa, cette langue purifiée de tous les emprunts turcs, italiens, français, arabes et slaves. Tour de force linguistique, ce projet de « blanchiment » du grec a pu être un marqueur politique conservateur. Ayant intériorisé le mépris, plus ou moins latent selon les périodes, des élites occidentales pour la part byzantine et ottomane de la Grèce, les dirigeants grecs ont volontiers joué sur la corde hellène, blanche, synonyme de raison, de progrès et d’intégration européenne. Cette intériorisation du stigmate, la chercheuse Maria Todorova la nomme « balkanisme ».
La multiplication des bâtiments néoclassiques au cours du XIXe siècle n’y fit rien : aux yeux des voyageurs occidentaux, la Grèce contemporaine semblait bien peu correspondre à leur pays imaginaire, la Grèce classique. Une fois débarqués au Pirée, les Européens se heurtaient à une réalité « orientale » fort éloignée de leur éducation classique. Sophie Basch a étudié magistralement la déception qui métamorphosait les philhellènes en « mishellènes ». Arrivant dans la Grèce de 1840, les voyageurs tombent sur une « turquerie ». Habits chamarrés des femmes, broderies d’or, fez rouge pour les hommes, gilets d’un bleu éclatant… Dans cette Grèce fraichement post-ottomane, ce n’est pas seulement l’héritage ottoman qui gêne le regard du voyageur européen, mais aussi Byzance. Les églises peintes de couleurs vives et couvertes de fresques frappent le regard de ces Occidentaux qui avaient réduit la Grèce à une seule (et mince) période historique : le Ve siècle classique, décoloré. De manière révélatrice, face à une église byzantine, l’écrivain nationaliste Louis Bertrand se plaignait au tournant du XXe siècle « d’être replongé dans toute la pouillerie de l’Islam ». Malgré images et clichés, Bailly perpétue après beaucoup d’autres le soupçon rêveur du voyageur européen : sous le marbre blanc, le « devenir oriental » ? La Grèce blanche n’existe pas mais la Grèce contemporaine n’est pas non plus suffisamment « orientale » pour séduire les orientalistes comme Loti par exemple, qui l’écrasait de son mépris. La Grèce échappe aux catégories mentales : ni semblable aux fantasmes de la Grèce blanche, ni suffisamment bigarrée, elle désoriente.
Ne serait-elle pas « bâtarde » ? Récurrent chez les voyageurs Européens, le terme est commun pour désigner les Balkans. La Grèce n’aurait-elle pas un air de ressemblance avec l’Albanie ou la Bulgarie, à moins que ce ne soit… la Turquie ? L’historienne Maria Todorova a analysé chez les voyageurs du XIXe et du premier XXe siècle ce qu’ils percevaient comme un « handicap de l’hétérogénéité », qui n’est pas sans rappeler la « poikilia » esthétique des Anciens. Partie géographique des Balkans, la Grèce, loin d’être blanche, se trouve lestée de cet « héritage ottoman ». Il y a là moins l’Orient lui-même, écrit-elle dans L’imaginaire des Balkans que son « reflet » ou son « ombre ». Jean-Christophe Bailly nomme donc « devenir oriental » ce qui est en réalité un « devenu » : les traces laissées par quatre siècles d’intégration dans l’Empire ottoman, tant dans l’architecture que dans la cuisine, la musique, les mentalités. Todorova note chez les voyageurs occidentaux dans les Balkans le « sentiment de répulsion que suscite l’impureté ». Rien de cela chez Bailly. Comme d’autres avant lui, il observe cet étagement de couches culturelles presque impalpable en cette fin de XXe siècle. Mais, contrairement à ses devanciers, il n’en tire pas de leçons civilisationnelles. Le philhellénisme et ses illusions se sont évanouis depuis longtemps. L’intégration à l’Union européenne et le déclin parallèle de la place centrale des humanités classiques semblent avoir eu raison de la Grèce blanche.
A-t-elle vraiment dit son dernier mot ? En comparaison avec les flots de visiteurs de l’Acropole ou du Musée archéologique national, le musée byzantin paraît bien délaissé, sans parler du Bénaki. Dans les rues de Thessalonique, les voyageurs ne manquent pas et, lorsqu’ils sont israéliens et slaves, on les voit surtout à la recherche de la riche histoire byzantine et séfarade de la ville. Autre Grèce, moins blanche et plus balkanique. D’autres trajets peuvent s’imaginer. Laissant Délos et Delphes un moment, on se dirigerait vers Ioannina, ses mosquées et ses monastères, puis Kastoria et ses toits de lauze gris pâle, pour aller ensuite longer l’Albanie et contempler depuis les rives vertes du lac Prespa la Macédoine du Nord avant de se rendre beaucoup plus à l’est, en Macédoine égéenne, à Kavála couleur de cuivre où naquit le fondateur de l’Égypte moderne, et pourquoi alors ne pas pousser jusqu’au Phanar d’Istanbul, et même Constantsa en Roumanie où des Grecs vivent encore face à la mer Noire, puis la traverser et retrouver les traces de cette présence à Trabzon en Turquie aux pieds du Caucase ? Imaginer, ou se rappeler, une Grèce à la palette si multiple qu’on la rencontre outre Atlantique, chez les pêcheurs d’éponges de Kalymnos partis en Floride ou dans la synagogue romaniote du Lower East Side de Manhattan, là où l’hébreu s’écrit en alphabet grec. Autant d’exemples entre beaucoup d’autres d’un hellénisme qui excède de si loin les représentations habituelles.
À Kavála justement, ville balkanique s’il en est, Bailly remarque dans ses carnets de voyage, comme en passant et presque amusé : « (L’Orient est en Grèce comme le nuage de lait qu’on met dans le thé – il change toute la couleur.) » Retournement final et génial de cet Orient… blanc comme lait et colorant pourtant une Grèce à la fois diaphane et impure, décidément. Pays caméléon sous les yeux des voyageurs et dans leurs fantasmes, il prend autant de teintes au gré des siècles qu’il existe d’imaginaires associés à la Grèce. Et quelle serait la couleur de la modernité ? Le fluo rutilant des bars branchés ou les pastels que l’on voit sur les plans de « réhabilitation » du centre d’Athènes ? Aujourd’hui que la Grèce balkanique a l’air de disparaître sous la nouvelle couche de l’intégration européenne. Jacques Lacarrière et Patrick Leigh-Fermor furent peut-être les derniers écrivains européens à l’avoir chantée.