La vie dans les poches (6)
Attrapant le cerf-volant #MeToo au vol, les éditions Points lancent une section féministe dont le slogan est « Liberté, Égalité, Sororité ». Couvertures attrayantes, fond violet, typographie gironde, la série propose quatre premiers titres : Sororité, un volume d’inédits coordonné par l’écrivaine Chloé Delaume ; Le regard féminin, un essai sur le cinéma signé Iris Brey ; Le sexe selon Maïa, un recueil de chroniques de Maïa Mazaurette. Et Testo Junkie, une méditation physico-pornographique de Paul B. Preciado.
Chloé Delaume (dir.), Sororité. Points, 224 p., 6,70 €
Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran. Points, 252 p., 6,90 €
Paul B. Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique. Points, 432 p., 8,50 €
Maïa Mazaurette, Le sexe selon Maïa. Points, 224 p., 8,90 €
Comme certains collectifs, le volume Sororité est inégal. Il rassemble quatorze textes très courts de femmes, dont peu de romancières établies ; on note deux chanteuses, plusieurs femmes noires, de jeunes essayistes, des documentaristes et des blogueuses éditées par des maisons plus alternatives que Points. Deux noms de code : Kiyémis et Ovidie.
On note aussi la préface bien mise (comme on le dirait, avec une pointe désuète, d’une jeune fille élégante) de Chloé Delaume. La sororité, c’est sa tasse de thé, En attendant Nadeau lui a déjà fait les honneurs à ce sujet. Il n’empêche, du latin soror à #MeToo, il y a un long, très long et très passionnant chemin qu’elle parcourt avec des bottes de sept lieues pour arriver à six pages légèrement expéditives.
Dès la première ligne, Chloé Delaume nous rappelle qu’à l’époque du latin médiéval la sororité désignait une communauté religieuse de femmes. Quand soudain patriarcat et Église se voient assimilés, froissés en boule et jetés à la poubelle, sœur Chloé mentionne l’étape Rabelais et oublie que « Fay ce que vouldras » était en vigueur dans une abbaye. On s’y amusait beaucoup plus librement, plus follement et soro-fraternellement que dans ce collectif dont l’humour n’est pas la première qualité. Mais peut-on rire de tout ? Et dans un livre dont le but est de modifier le comportement des hommes et des femmes ?
Sans doute est-ce un hasard, mais les contributions des deux romancières, Lola Lafon et Lydie Salvayre, sont gracieuses. La première parce qu’elle témoigne sobrement d’un traumatisme vécu, la seconde parce qu’elle confesse sa méfiance à l’égard de la pureté et du « trop de bonté », poursuivant en brodant sur la trame Anne, ma sœur Anne. À l’inverse, les auteures qui sont plus familières des plateaux télévisuels et numériques ne sont pas toujours à l’avantage de la cause qu’elles souhaitent défendre.
« J’ai ressenti l’urgence de serrer dans mes bras toutes les femmes de l’univers et de les soulever haut au-dessus de la crasse terrestre, s’emballe Lauren Bastide, journaliste, auteure de podcasts. […] Tous, toutes, touxtes, nous sommes viol.é.e.s, volé.e.s, silencié.e.s, floué.e.s, assassiné.e.s. Et après ? »
Et après, en effet. L’élan de la première phrase est un peu naïf et l’orthographe violée de la seconde laisse songeur. Que restera-t-il de ces x, de ces points et de ces participes passés si appuyés ? Quelques pas vers plus de justice ? Plus de respect ? De ce recueil de textes, il restera deux choses. Du moins, deux choses ont retenu notre attention. Les stratégies, évoquées par Alice Coffin, auxquelles sont forcées les femmes qui ont choisi la politique, royaume de la brutalité et de la goujaterie. Et les très belles pages de Maboula Soumahoro, d’origine ivoirienne. Il en émane des accents de vérité étonnants, un mélange d’autobiographie, de jeux de langue et de ratures, de rire et d’analyse plus objective. La pépite de ce livre.
Le recueil comprend une contribution d’Iris Brey, auteure du deuxième ouvrage de la série féministe de Points : Le regard féminin. Une révolution à l’écran. La version grand format de cet ouvrage a déjà fait l’objet d’une recension sceptique de notre revue. Il est vrai que c’est un essai fort académique, rigide et peu nuancé, directement importé des campus américains où l’auteure a fait ses études. L’ouvrage pêche par le peu de place laissée à l’interprétation. La fluidité des queer studies est revendiquée comme une référence, mais la fluidité synonyme de liberté critique est absente. Tout est message. Chaque plan a un sens unique.
Unique en son genre, elle l’est. En 2008, Beatriz Preciado a publié un récit intitulé Testo Junkie chez Grasset. Le livre vient de paraître en poche avec un autre prénom, Paul B. Il raconte en effet l’expérience à laquelle l’auteur s’est soumis pendant 236 jours : l’administration quotidienne de testostérone synthétique et l’analyse parallèle des modifications de son corps, de sa psyché et de son regard sur notre monde.
Le livre est un récit-essai. Écrit à la première personne, il commence et finit par un hommage à Guillaume Dustan qui vient alors de mourir. Hommage vibrant, empreint d’un étrange lyrisme oraculaire : l’auteure s’administre sa première dose de testostérone au cours d’une cérémonie solitaire qui ressemble à un rite initiatique dont les accessoires sont exclusivement sexuels (kitsch, pas kitsch ? c’est indécidable). Au même moment, elle rencontre V. D. (Virginie Despentes) qui tournera le dos aux hommes dans ses bras à elle/lui. Voilà pour le premier fil, passionnel, de ce livre.
Le deuxième fil est autobiographique. Régulièrement, reviennent des pages sur l’enfance de Preciado dans l’Espagne franquiste. Pages froides, percutantes, la petite fille grandit dans un comble d’univers patriarcal. Son père vend des voitures et les chérit. Sa mère coud. Chaque objet, chaque règle de vie lui est une agression. On regrette que la dimension autobiographique ne soit pas davantage développée, mais Preciado est un esprit cérébral, analytique et métallique, peu attentive à la sensibilité.
Le troisième fil est de loin le plus fourni. C’est une analyse du monde contemporain à travers le prisme exclusif et obsessionnel de la politique des corps, plus exactement de la sexualité. Preciado connaît sur le bout des doigts le solfège Foucault/Derrida/Deleuze (et d’autres) qu’il décline et tord avec une savoir-faire un peu tape-à-l’œil. L’industrie chimique, l’industrie pharmaceutique, l’industrie pornographique, le capitalisme néolibéral, tous se sont conjugués au fil du XXe siècle pour engendrer le régime pharmacopornograhique qui nous manipule.
Preciado met le doigt sur une réalité qui crève les yeux avec une impressionnante aptitude à forger des faux concepts et des vrais jeux de mots, à balancer par-dessus bord tout ce qui n’intègre pas sa pensée et ne se prête pas à sa langue conquérante : « capital éjaculatoire », « transgénérisation » et toutes sortes d’anglicismes…
Il faut y croire. Avoir le cœur bien accroché. Ne craindre ni la complaisance, ni le pompier, ni les ruses de l’intelligence. Des fragments de vérité survivent, perdus dans un discours qui frôle le complotisme : non, ni mon corps ni mon esprit ne sont soumis à une voix hurlant du « bordel-laboratoire global intégré multimédia où le contrôle des flux et des affects s’effectue sous la forme pop de l’excitation-frustration ». Et encore moins quand l’auteur mentionne les camps d’extermination pour dire qu’il n’est nul besoin d’aller jusque-là pour penser la dystopie.
Alors, que recommander à la lectrice, au lecteur qui ne souscrit pas à cette vision lugubre de l’époque ? Se tourner vers la gaudriole et lire Le sexe selon Maïa, quatrième ouvrage de notre chronique ? Nous ne connaissions pas cette jeune femme guillerette et enjouée. C’est une journaliste qui a livré des chroniques sur la sexualité à la Matinale du quotidien Le Monde, chroniques ici rassemblées et illustrées. L’ensemble est une sorte de manuel vivifiant qui ne laisse aucune place à l’inconnu, au mystère, encore moins au dieu Amour. Eros est mort.
Le ton est assuré, assumé et d’une crudité qui laisse pantois. L’histoire, la sociologie, les statistiques, la culture religieuse et le cadre moral qui nous façonnent nécessairement sont convoqués, tournés et retournés pour proposer un tableau où le sexe est le monarque absolu et absolument décomplexé (adjectif détestable).
On nous objectera le fait que l’ouvrage est à lire au second degré. Peut-être. Il est surtout le produit irresponsable d’une société où la consommation est poussée à un degré serial comme dans serial killer. Tout se consomme : autrui, ses organes et ses prolongements artificiels. Il est aussi le miroir de l’ère globale, virale et létale qui est née dans les années 1980. Maïa Mazaurette serait sans doute chagrine de l’entendre, mais c’est le type d’humour et de propos qui plairait à un Trump ou un Berlusconi. La vulgarité y règne en maîtresse. Les femmes y ont tout à perdre, les hommes aussi.