Il va de soi que le vin blanc est blanc. Mais les choses du vin et des mots sont plus complexes qu’il n’y paraît. Simenon, Goethe et Duras l’ont bien vu.
« “Votre vin est bon.” C’était vrai. Il avait un parfum de terroir que le commissaire essayait d’identifier. “Sancerre ?” demanda-t-il. “Non. Il vient d’un petit village des environs de Poitiers.” Voilà pourquoi il avait un arrière-goût de pierre à fusil. » Un dialogue dans Maigret et le corps sans tête de Georges Simenon (1955), au hasard. Comme tous les vins blancs, le « blanc » que boit le commissaire, qui se targue rarement d’être connaisseur, n’est pas à proprement parler de couleur blanche ; tout au plus est-il d’une transparence de cristal comme le très populaire « blanc limé » que boivent en cachette les amies de Claudine (Colette) à l’école, mélange anodin et rafraîchissant de vin blanc (du cépage sauvignon) et d’eau de Seltz ou de limonade. Le degré zéro de la consommation du vin, la plus modeste de ses expressions.
À l’inverse, certains vins blancs atteignent parfois un jaune éclatant, intense, un jaune impérial tels les légendaires sauternes d’Yquem que Colette, toujours experte, voit couleur topaze et d’un ton mordoré, ou les grands bourgognes blancs issus du cépage chardonnay comme les grands crus de Montrachet ou de Chablis. Le blanc acquiert une intensité telle – notamment les blancs liquoreux – qu’il se métamorphose en jaune d’or. La variation des couleurs avec la fine gamme des jaunes semble comme le reflet de la diversité des vins dits blancs, depuis le « petit blanc » des barrières de jadis et du chiffonnier baudelairien jusqu’aux grands crus de Bourgogne, de l’humilité à la gloire. Songeons au « Vin des chiffonniers » des Fleurs du mal : « C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole / Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole. » Tout un vocabulaire technique, toute une rhétorique commerciale ont prospéré autour du blanc des vignobles : « bouche harmonieuse », « nez délicat d’agrumes » « finale relevée », etc.
Les choses du vin blanc sont plus complexes qu’il n’y paraît. On ne fait pas nécessairement le vin blanc avec des raisins « blancs », c’est-à-dire jaunes, par opposition aux raisins noirs. On peut vinifier en blanc un cépage rouge comme le pinot noir et le pinot meunier (en Champagne, notamment), pourvu qu’on sache maîtriser la macération, la transformation par fermentation du sucre en alcool, sans laisser trop longtemps le jus incolore, le « moût », en contact avec les parties végétales, les feuilles, les rafles et les pellicules, qui donnent du tanin et des arômes au vin, gage de conservation et de bon maintien. À l’inverse, le champagne « blanc de blancs » sera issu uniquement de cépage blanc (en l’occurrence du chardonnay) tandis que les autres champagnes, que l’on peut dire blancs de noirs, sont faits par assemblage à partir de cépages rouges : pinot noir et pinot meunier. Globalement, il est vrai, les blancs sont le plus souvent nés de cépages blancs. Ils naissent, pourrait-on dire, d’une absence, d’une restriction, d’une frustration, que ne connaissent pas les rouges.
Quels que soient les progrès de la chimie du vin, qui donnent l’illusion d’une complète maîtrise du processus, quels que soient les secrets techniques de l’« élevage », la production d’un vin blanc limpide, sans « voile », garde quelque chose de mystérieux, de miraculeux, d’alchimique si l’on veut : c’est la transformation du végétal, du vert, mais aussi de la roche, du minéral, en or, plus bénéfique sans doute que la transformation du plomb… On parle aujourd’hui de la « minéralité » d’un vin – la première apparition de ce terme associé au vin se trouverait dans Les impudents de Marguerite Duras (1943) : « Pour leur délier de la langue qu’ils retenaient d’habitude (comme si parler en semaine eût été pécher), le vin d’Uderan faisait merveille, un vin blanc un peu sec, qui avait pris la saveur minérale des plateaux. »
Ces questions viticoles n’étaient notamment pas étrangères à Goethe, dont le grand-père avait une auberge prospère à Francfort et dont la famille possédait une petite vigne aux environs où le jeune poète s’est initié à la taille, à la culture, aux métamorphoses de la véraison. Le blanc est un phénomène visuel et pictural, avant d’être gustatif, et l’on se tournera vers un poète pour lui rendre justice.
Dans la Farbenlehre de 1810, Goethe présente la couleur comme un phénomène originel, un Urphänomen intimement associé à la combinaison de l’ombre et de la lumière, au clair-obscur. Le jaune est dérivé de la lumière blanche qui s’obscurcit et le bleu provient de l’ombre qui s’allège. L’obscurcissement du blanc donne le jaune, l’éclaircissement du noir donne le bleu. Conception étrangère en vérité à la physique de Newton, mais en harmonie avec l’expérience des peintres, et expression d’une vision sensible, subjective, des couleurs dans leurs relations harmonieuses.
Pour initier un Faust, qui a retrouvé la jeunesse, au plaisir d’une « société joyeuse », Méphistophélès le conduit dans la cave d’Auerbach, à Leipzig, et effectue devant lui et des étudiants qui s’ennuient quelques tours de magie (noire) en tirant du vin d’une table en bois. Méphisto leur propose différentes sortes de vin, toutes du vin blanc : du vin du Rhin pour Frosch, du champagne « bien mousseux » pour Brander, et « quelque chose de vraiment doux » pour Siebel : du tokay, le vin liquoreux de Hongrie. Les lecteurs/spectateurs de la scène s’étonnent souvent de la modestie des plaisirs que le diable ou son émissaire propose au « jeune » Faust, mais il s’agit de le compromettre d’emblée, de l’entraîner dans une parodie de la Cène (« ceci est mon sang »), de rejouer dans la cave de Leipzig le miracle de la transformation de l’eau en vin aux Noces de Cana, le premier miracle. Pendant l’opération, Méphistophélès psalmodie comme à la messe : « Le vin vient de la sève, les raisins du bois, / La table en bois peut aussi donner du vin. / Un aperçu profond sur la nature ! / C’est un miracle. Croyez seulement ! » Il ajoute : « Maintenant débouchez et buvez-en tous », comme au moment de l’eucharistie, avant de quitter la cave, en chevauchant, dit la légende, un tonneau qui vole… laissant les buveurs figés dans des postures ridicules, entrainant Faust désormais soumis.
Le modeste et populaire vin blanc des campagnes est aussi le vin liturgique, le vin de la messe, donc le vin de l’eucharistie, le vin versé en souvenir du sacrifice du Christ, tandis que le bois d’où jaillissent les crus demandés semble une préfiguration de la Croix. Toute une symbolique de la « présence réelle » se rattache à cette parodie de la Cène, qui fait partie du noyau originel du Faust.
Mais parodier c’est aussi faire vivre. Le blanc, le vin blanc… c’est son humilité et sa modestie mêmes, sa retenue, qui font de lui le support des rêves de grandeur du « vin des chiffonniers ». Vin profondément chrétien par l’exaltation des humbles. C’est en même temps pour Goethe – grand amateur de riesling de la vallée du Rhin – le vin triomphant qui célèbre Dionysos et, dans le « Livre de l’échanson » du Divan, une forme mystique d’ivresse. Maigret et Goethe auraient approuvé Baudelaire dans Les Paradis artificiels : « un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables ».