Sortilèges de Loys Masson

Loys Masson (1915-1969), qui fut chrétien et communiste, fait partie de ces écrivains plongés dans un interminable et incompréhensible purgatoire malgré les tentatives répétées de l’en tirer. À l’orée des années 2000, les éditions André Dimanche avaient republié Les tortues (1956) et Le notaire des Noirs (1961), deux chefs-d’œuvre romanesques de l’auteur mauricien. Cela n’avait pas suffi à redonner à Masson la place qui lui revient. C’est donc au tour de L’Arbre vengeur de rééditer Les tortues. Dans ce huis clos maritime à l’atmosphère fiévreuse, qui doit autant à Melville qu’à Conrad, le romancier creuse dans une langue envoûtante et poétique la plaie de la culpabilité et du mal.


Loys Masson, Les tortues. Préface d’Éric Dussert. L’Arbre vengeur, 302 p., 17 €


Il n’est sans doute pas superflu de rappeler qui est Loys Masson, « catholique d’extrême gauche, insurgé permanent » d’après Pierre Seghers, qui lui proposa le poste de secrétaire de rédaction de la revue Poésie 41 pendant la guerre. Frère aîné du peintre Hervé Masson et de l’écrivain et journaliste André Masson (dont le roman Un temps pour mourir a été récemment réédité), Loys Masson quitta l’île Maurice sur l’incitation de quelques littérateurs parisiens : « J’ai arraché l’oiseau à son bocage pour le jeter sur le pavé des villes, déclara Jean de Beer à la mort du poète. Il n’y a pas été heureux. »

De fait, le jeune homme arriva en France à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Muni d’un passeport britannique, il mena une vie précaire et clandestine de 1940 à 1944. Il devint l’un des grands poètes de la Résistance – un grand poète tout court : « C’est pour moi l’un des seuls d’à présent qui ait une voix. Et elle va droit en moi », écrivait alors Henri Michaux. Hélas, on ne trouve plus les recueils de celui que Malcolm de Chazal surnommait le « Chevalier du Verbe » : avis aux chevaliers de l’édition…

Les tortues réédité : les sortilèges de Loys Masson

« Explosion du brick pirate grec commandé par le jeune Bisson » (vers 1827), Anonyme © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

Après avoir échappé à une arrestation en 1943, Masson trouve refuge dans un châtelet en Touraine où il héberge des résistants et mène des missions pour le Front national, le mouvement de résistance créé par le Parti communiste français. Il y écrit Les mutins, un roman maritime mettant en scène un brick croisant dans les mers du Sud au secours d’une ville s’étant révoltée contre ses oppresseurs. Après la guerre, Masson devient rédacteur en chef des Lettres françaises, avant que son christianisme ne le pousse en marge d’un parti alors plus enclin à l’orthodoxie. Il faut relire les belles pages que Claude Roy a consacrées à son ami, « Loys l’exclu », dans le deuxième volume de ses mémoires, pour mieux saisir le sort qui est réservé aujourd’hui à son œuvre : « Qu’il ait écrit des poèmes admirables, on le savait autour de lui, avec d’ailleurs cette paresse molle, un peu condescendante, qu’ont les “connaisseurs” vis-à-vis de ceux qui ne s’accrochent pas, ne la ramènent pas, s’excusent, s’effacent, se mettent dans leur tort en ne criant pas assez fort qu’ils ont raison, et s’installent dans le rôle de grand méconnu pour n’avoir pas la fatigue de se faire connaître. »

Pourtant, Les tortues valut à son auteur une belle renommée. La critique convoqua la sainte trinité du roman maritime : Melville, Stevenson et Conrad – ce qui était louangeur et écrasant à la fois. De fait, Les tortues est un livre admirable et troublant, une plongée suffocante dans les affres du mal et de la culpabilité. L’histoire est contée par un narrateur anonyme, vieil homme au visage ravagé par la variole, qui insémine à la main les fleurs de vanillier lorsqu’il ne s’abîme pas dans l’alcool. Hanté par le souvenir d’une croisière à bord de la Rose de Mahé, un brick voué à tous les trafics entre Madagascar et l’Afrique (armes, esclaves, opium), il nourrit une haine aussi tenace qu’obscure pour les tortues.

La quête démarre lorsque le commandant Eckhardt retrouve la trace, aux Seychelles, d’un ancien complice connaissant l’emplacement d’un fabuleux trésor, mais il se refuse à partir sans chargement, de crainte d’attirer l’attention. Une cargaison de tortues géantes offre enfin l’opportunité à l’équipage de s’éloigner de l’île où sévit une terrible épidémie de variole noire. Comme dans Le masque de la mort rouge de Poe, c’est en croyant se couper du mal que l’équipage de la Rose se condamne. Car l’otage d’Eckhardt, Vahély, porte avec lui le mal qui va conduire les aventuriers à la mort et à la folie. Le roman mêle donc deux temporalités, passé et présent, qui finissent par se confondre dans un dénouement halluciné mais ouvert.

Les tortues est un roman où l’aventure est une chausse-trape. L’incipit (« Nous avons été je crois bien, à bord de la Rose de Mahé, les derniers vrais aventuriers de ce coin du monde ») est un brin trompeur, car, pour ce qui est de cette ultime croisière, l’aventure est gagnée par le pourrissement et n’a plus rien d’héroïque. Le trésor reste tout du long un mirage – en fait, un récit. Il n’a d’existence que par ce qu’en dit le commandant Eckhardt. Quant à Vahély, qui détient le secret de son emplacement, il se tait avec obstination. Moins qu’une aventure grandiose, c’est le délitement de l’aventure que nous donne à lire Masson, le spectacle de sa vacuité : « Pourquoi avancer et jusqu’où, vers quel rivage ? »

Pétri de références aux glorieux aînés, Les tortues est aussi un roman maritime paradoxal, un huis clos où l’air de la mer est vicié et l’atmosphère maladive. On y respire moins l’odeur des embruns que celle de la fièvre et de la variole. La Rose de Mahé devient une prison flottante empêtrée dans une mer huileuse. Comme le remarque le narrateur inquiet, « le décor n’est pas fermé et cette absence de limites fait tout aller à la folie, exalte la sensation d’un péril circulaire ». Inquiétante étrangeté de la mer où l’homme n’entre que par effraction et se trouve entièrement livré à l’hostile et aux éléments avec lesquels il n’y a aucune connivence à espérer. Si le roman est inspiré d’une des esquisses des Encatadas (Les îles enchantées) de Melville – ce que montre fort bien Éric Dussert dans sa préface –, l’atmosphère, elle, ne peut manquer d’évoquer La ligne d’ombre de Conrad (1917). Le premier tiers du roman, poisseux à souhait, se passe en effet dans l’attente de la cargaison. Le départ sans cesse différé ne fait qu’accroître la crainte de la contagion : « Il est des journées d’avant-drame qui sont pires que le plein drame. »

Les tortues réédité : les sortilèges de Loys Masson

La traversée en youyou de l’île jusqu’à la Rose semble un écho direct du récit de Conrad dans lequel ce dernier met en scène le trajet en chaloupe à moteur qui conduit le narrateur à son nouveau poste de commandement : « Le sourd remous à l’arrière était le seul son au monde. Le rivage était plongé dans le silence du plus profond sommeil. Je voyais la ville décroître, morte et muette dans la nuit torride. […] Nous étions près d’accoster un steamer fantomatique et blanc. » (La ligne d’ombre, traduit par Jean-Pierre Naugrette, GF/Flammarion) On retrouve chez Masson l’atmosphère nocturne et spectrale, la référence aux vaisseaux fantômes – l’ombre du célèbre Hollandais volant s’inscrit en filigrane dans les deux récits –, l’idée d’un seuil qui conduit à un autre monde : « Le spectre de la Rose de Mahé grandissait régulièrement, le spectre de la ville derrière nous s’amenuisait. L’eau comme un espace mort, même pour nous qui y voguions. » Et ailleurs : « Plaquée contre l’immobile parade des cavaleries de la lune, la Rose ressemblait au squelette d’un navire, avec le dessin soudain trop net de ses mâts, de ses vergues, de ses haubans tirés au fusain par un peintre de vaisseaux fantômes. Mer qui n’était plus la mer, paisible au-delà du concevable ; navire dont la nuit tombante ne suggérait que la forme, par un jeu de mirage, et que les ténèbres bientôt dissiperaient. C’était un rêve ; j’étais un rêve et Eckhardt devant moi sur le banc du youyou était le rêve d’un capitaine ; mais à peine me parlais-je de rêve, le rêve virait au cauchemar. Pourquoi étions-nous si seuls ? Pourquoi semblions-nous avec la ville, la côte, le sémaphore, ne plus faire partie du monde ? » Cette mer plate jusqu’à l’absurde (il s’agit là du principal ressort dramatique de La ligne d’ombre), ce « lagon d’eau morte » que traversent Eckhardt et le narrateur, est semblable au Styx. Le roman de Masson est une sublime illustration de la méditation de Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves (1942) : « La Mort est un voyage et le voyage est une mort. »

Cette croisière est un voyage aux confins de l’humain, croisière de damnés à qui la terre ferme, d’abord source des plus vives craintes, devient un éden perdu. Car le monde des Tortues est un monde d’après la Chute. C’est là que le roman trouble profondément, dans sa représentation d’un univers obscurci par l’ambivalence des signes, l’impossibilité de distinguer le Bien du Mal. Au royaume des ambiguïtés, tout est magie sourde, signes et envoûtements. Tout est mystère. Mais le plus grand de tous est celui de l’être. Bazire, dont le nom est presque l’anagramme de « bizarre », est-il le sauveur du narrateur ou son tortionnaire ? « Pauvre Bazire ! lui qui pense me faire plaisir par ses visites… ou Bazire le monstre ? Toujours j’hésiterai entre ces deux images de lui. » Aucun être n’échappe à cette représentation marquée par la duplicité. Le visage du narrateur, rongé par la variole, n’est d’ailleurs plus qu’un « miroir éclaté », symbole d’une identité morcelée. Quant à Vahély, ce fantôme embarqué à bord, dissimulé aux regards de l’équipage et alimentant les pires spéculations, il se résume à « trois syllabes, trois voix : espoir, richesse et deuil. […] – Il était là, et le monde tournait à l’énigme ». Pressé par le narrateur de révéler l’identité de son otage, Eckhardt répond avec hargne : le « diable ». Le diable ou bien Yahvé ? Ce mystère du monde, cette duplicité essentielle, se cristallise évidemment dans les tortues embarquées à bord de la Rose. Panacée contre la variole selon Bazire, elles incarnent le Mal aux yeux du narrateur, « serpent qui se cache d’être serpent. Diable sous masque de mendicité ».

L’habile tressage du passé et du présent rend sensible le poids de la culpabilité. Passé intempestif, sans cesse revécu, qui se prolonge dans un présent vidé de sa substance et devenu fantomatique. Le narrateur espère pouvoir se délivrer par le « travail » de l’écriture, comme s’il ne pouvait y avoir de perspective de soulagement que dans le tourment. Le narrateur « lutte contre les mots » comme Jacob avec l’ange. La prose d’ombre de Loys Masson, qui creuse la plaie du mal et de la culpabilité, est à l’image de la Rose de Mahé : elle taille « dans l’énigme et l’effroi ». Elle fait place à de soudaines trouées qui, loin de dissiper les ténèbres, en rehaussent, par contraste, la noirceur. On achève la lecture des Tortues avec le sentiment d’avoir moins résolu le mystère de l’humanité que d’en avoir approché l’épaisseur d’ombre.

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