La Salvadorienne Claudia Hernandez tisse dans une prose envoûtante les souvenirs, les pensées et le quotidien de femmes qui vivent pour survivre dans un pays sud-américain. Superpositions et allers-retours entre passé d’une guerre civile sauvage et présent d’une paix patriarcale aboutissent à un premier roman, Défriche coupe brûle, fresque sans romantisme, d’une beauté violente, où les femmes naissent et meurent guerrières.
Claudia Hernandez, Défriche coupe brûle. Trad. de l’espagnol (Salvador) par René Solis. Métailié, 304 p., 21,50 €
Autrice de contes, Claudia Hernandez érige la violence en parabole. Ni le lieu ni les personnages ne sont nommés, les victimes ne questionnent jamais le systématisme des exactions qu’elles subissent, pas plus qu’elles ne verbalisent leur douleur. Dans les dernières pages, on découvre, en même temps qu’une femme, les blessures sur lesquelles une amie lui ouvre les yeux : « Elle lui détaille, une à une, les cicatrices qu’elle a sur le corps et elle lui fait la liste des maux dont elle souffre visiblement même si elle ne se plaint pas. » Fendant ce silence, la violence se fait matière brute et primitive, nue et inéluctable.
L’équivalence entre féminité et état de guerre s’impose de fait. Lorsque la guerre civile cesse, le patriarcat « normal » prend la relève. S’il réconcilie les hommes de tous bords, soldats comme guérilleros, les femmes, elles, prises au piège, continuent de transmettre des stratégies de survie à leurs filles (« La seule chose qu’elle devait faire, c’était pleurer encore plus fort et leur demander d’arrêter s’il vous plaît ») et de composer avec des événements qu’elles anticipent sans cesse, dont la fatalité se traduit par une accélération de la narration : « La mère espère que sa fille n’aura jamais à endurer ça mais, dans quelques années, ça lui arrivera aussi ».
La protagoniste centrale, au rôle pivot entre ses filles et sa propre mère, a combattu jeune femme avec les guérilleros afin de fuir les hommes qui menaçaient de la violer au village (« Ils emmenaient les filles quatre ou cinq jours dans les collines. Ensuite, ils les ramenaient et en emmenaient d’autres »). Elle est faite soldate par les hommes, puis mère par le chef de son groupe – sa première fille lui est confisquée, vendue par des bonnes sœurs à une famille en France. Pour elle, la maternité est inséparable de l’idée de lutte et elle bataille continûment pour que ses autres filles obtiennent une éducation et la vie qu’elles souhaitent – en vain, puisque « rien ne pouvait faire changer leurs destins ».
Comme s’il fallait perdre ses repères pour comprendre ce monde qui en est exempt, la narration, entièrement à la troisième personne, est désorientée, passant imperceptiblement d’une femme à une autre, de monologues intérieurs en discours indirect libre, et nous plonge dans un flux polyphonique de vies qui se piétinent les unes les autres. Car la violence est aussi le chaînon qui relie ces femmes, circulant comme une offrande empoisonnée d’une génération à l’autre : « Elle les frappa au visage, sur les bras, derrière les genoux et partout où cela lui faisait mal quand c’était elle que sa mère frappait. » Le texte qui se lève alors forme une peinture murale, une tapisserie faite de continuités, où le membre de l’une semble s’achever chez une autre, où un « Elle » qui commence la plupart des phrases, semblable à celui de Monique Wittig, renvoie indistinctement aux quatre ou cinq sœurs, à la mère, aux belles-sœurs, belles-mères, camarades… Cette dynastie de femmes dans un monde à la fois déserté, dirigé et menacé par les hommes, loin de celle d’un Cent ans de solitude, se lit de façon synchronique, s’entend comme un orchestre en basse continue, où peur et héroïsme coexistent et s’équilibrent en chacune, pour finalement maintenir le statu quo. Où l’on est aussi déterminée à briser ses chaînes qu’agie par des forces sociales qui vous dépassent et rattrapée par une certaine fragilité : « Elle savait que, si elle allait trop vite, elle pouvait tomber ». On ne peut s’empêcher, parfois, de penser à la Macabea de Clarice Lispector.
Envers de l’horreur humaine, un paysage aux contours incertains, entre mer et montagne, se fait métaphore filée du temps suspendu, des moments de bonté, de liberté et de paix véritables : « Elle était si douce quand elle parlait qu’elle avait l’impression d’entendre la mer à marée basse. Et, à la fin du voyage, elle était arrivée sur un rivage. » Un sillon traverse le livre, séparant la terre dont les femmes se sentent proches, à laquelle elles s’identifient, de la violence qui s’y déroule et qui leur est imposée. Lorsque la mère retourne dans la montagne, elle emprunte un sentier qui « lui parle seulement d’un passé qui n’appartient qu’à elle » et prend « une pierre qui lui évoque ce qu’elle ressentait alors ». L’enterrement de la grand-mère se veut loin du Dieu humain mais proche de la nature : « sur sa tombe il n’y aura que les fleurs ramassées au bord du chemin menant au cimetière qu’elle a choisi. Il n’y aura ni croix, ni cantiques, ni sermons ». Cette croyance, si forte, dans le lieu qui les a vues naître les empêche de s’en séparer. Leur donne raison le sort de la fille aînée, adoptée en France, qui, elle, souffre de dépression, un mal qui ne semble pas « une pathologie pour quelqu’un qui a été conçu dans les collines ». Tandis qu’ils tuent et violent, elles s’en remettent à la terre.
Déroulant en de longs paragraphes resserrés les souvenirs entrelacés de plusieurs femmes, la démarche de Claudia Hernandez – des années d’entretiens et une écriture neutre, resserrée, d’une simplicité pure – se rapproche de celle de Svetlana Alexievitch. Comme elle, l’écrivaine salvadorienne parvient à faire entendre des récits subalternes et à dessiner une histoire alternative. Pourtant, ici, pas de doute sur le caractère littéraire de ce texte qui travaille à même la chair d’un réel social et géopolitique. Peut-être parce que, parfois, l’autrice a dû supprimer les enregistrements d’entretiens à la demande de femmes qui prenaient peur, et donc laisser plus de place à la littérature. Elle aboutit à un livre centripète, qui semble pouvoir s’auto-engendrer à l’infini, qui parle depuis un temps indéfini, s’approchant du présent mais sans s’y arrêter jamais, comme s’il était trop effrayant que l’écriture parvienne à incarner une douleur passée au présent. La lecture se fait en apnée tant sont écrasantes l’intensité de la narration et la tension de ce rythme effréné qui ne ménage aucune respiration. Dessinant un immense espace mental commun à toutes ces femmes, à la fois dur et magnifique, Défriche coupe brûle est un grand roman.