Le héros du livre de Michaël Roy s’appelle Léon Chautard. Né dans le Gard en 1812, il fut révolutionnaire à Paris, puis bagnard à Cayenne et abolitionniste aux États-Unis.
Michaël Roy, Léon Chautard. Un socialiste en Amérique, 1812-1890. Anamosa, 256 p., 21 €
À Montpellier, Léon Chautard s’engage dans l’infanterie, mais aussi vite cassé pour « inconduite » qu’il a été vite gradé, il gagne Paris et s’installe à Montmartre, « l’outre octroi », avec sa jeune épouse, Clémentine « aux yeux noirs et aux cheveux d’ébène ». Républicain, socialiste, militant de la révolution de 1848, par la plume et par la barricade, celle du faubourg Poissonnière en particulier, il est arrêté en juillet 1848 et déporté vers les pontons de France d’abord, puis en Algérie et enfin à Cayenne, l’archipel des supplices.
Dès sa première incarcération (Belle-Île-en-Mer), Chautard tente de s’évader avec quelques compagnons de lutte. Pendant les neuf années de sa déportation, il n’aura de cesse de recommencer, chaque tentative étant plus difficile à imaginer et plus douloureuse à endurer (une fois repris) que la précédente. Inlassable, force de résistance et de conviction chevillées au corps, il poursuit ainsi son combat contre la tyrannie – Louis-Napoléon Bonaparte, ce « pauvre nain » face auquel « nous sommes tous ensemble invincibles ». Et demeure à tout crin solidaire de ses camarades de déportation, dont deux en particulier, Paon et Bivors – « la sainte fraternité du malheur ».
En 1857, ces « trois braves cœurs » parviennent à échapper enfin à leurs bourreaux, entre autres grâce à leur intelligence pratique et politique, leur endurance physique et mentale et leur imperturbable curiosité des autres, y compris dans les pires crises… Au point que, de la Guyane hollandaise enfin atteinte après mille morts, le trio rebelle réussit (non sans mal) à gagner (dans la douleur et la misère) les États-Unis, « terre de liberté et d’avenir ». Le bateau accoste à Boston, « toi la première de toutes les villes qui prirent les armes contre l’oppresseur ! ».
Léon Chautard s’installe à Salem, où il retrouve des révolutionnaires européens, français en particulier et, « citoyen combattant », continue de lutter, en écrivant d’abord. Il écrit Escapes from Cayenne, publié en feuilleton par le Salem Register à partir du 28 septembre 1857, soit neuf jours après son arrivée à Boston. Là encore, il monte au front, écrit en anglais (qu’il parlait et écrivait fort bien) et dit tout en trois mots – « révolutionnaire et bagnard » veut aussi dire « abolitionniste ». Pour corroborer ses dires et renforcer son propos, il inclut dans son mémoire le journal de son ami Paon, qu’il traduit en anglais.
C’est ici qu’intervient Michaël Roy, « américaniste de formation, spécialiste de l’esclavage et de l’abolition aux Etats-Unis » – loin donc, pense-t-on, de la révolution de 1848 et de la IIe République. N’était sa connaissance de l’œuvre, et de la correspondance, de l’abolitionniste et éditeur américain William Lloyd Garrison. Or, dans une lettre de février 1858, ce dernier évoque avec intérêt le cas de trois réfugiés français, « victimes du despotisme » et de la persécution politique. La similitude qu’il voit entre la « situation de ces réfugiés politiques et celle des esclaves fugitifs » frappe Michaël Roy, qui va lire Escapes from Cayenne.
Ainsi naquit ce livre à tiroirs – et à la très belle couverture. Michaël Roy a traduit le texte de Léon Chautard, il fait œuvre de chercheur et de passeur, de lecteur et d’auteur à l’empathie fine et savante. Ainsi offre-t-il une moisson de sources et de notes, précieuses et claires comme la bibliographie. Du texte de Chautard – février 1848 à septembre 1857 – Michaël Roy fait ressortir la dimension « hybride et polyphonique », à la fois un « récit d’aventures… une autobiographie… et un manifeste politique contre le capitalisme impérialiste et esclavagiste ». Mais aussi la dimension d’un véritable thriller.
La « transportation » vers les colonies pénitentiaires de Chautard et d’autres milliers d’opposants politiques a été celle de destinées happées dans un phénomène de masse visant à les casser (torture du pilori, par exemple, marécages et boues funestes, chiourme sadique). Émergent parallèlement les dimensions à la fois coloniales et colonialistes, internationales et internationalistes de cette déportation, d’un monde de tous les mondes – indien, africain, européen, arabe, insulaires, continentaux, atlantiques et pacifiques… –, celle d’une mixité raciale, linguistique, culturelle et interclasses (selon Aimé Césaire, « le prolétariat ouvrier d’Europe et prolétariat servile des colonies »). Le tout à travers trois continents où se jouent des rivalités impérialistes française, anglaise, hollandaise, portugaise, américaine, et où tout se négocie à coups d’enchères cruelles payées en livres sterling, en dollars, en francs ou en corvées humaines.
Très vite, les déportés apprennent à jouer de ces variables et de ces codes, de solidarités inattendues à leur endroit et fonction de multiples allégeances et contradictions (un capitaine, un esclavagiste, un homme d’Église…) ou à l’engagement d’opprimés pour d’autres opprimés – ainsi d’un chef des Djuka, une communauté marronne du Surinam ; ainsi de la protestation des déportés eux-mêmes contre la flagellation d’esclaves à Paramaribo – « l’esclavage, un outrage à l’humanité » ; ainsi de Garrison écrivant au réformiste et abolitionniste Theodore Parker, ministre du culte transcendantaliste, pour qu’il aide les trois réfugiés français « à trouver rapidement des amis ou un travail en attendant qu’ils s’habituent à nos usages ».
D’après les évaluations de Chautard, un bon quart des déportés sont morts des cruautés destinées à les terroriser, en supplément de l’épreuve quasi insurmontable de la vie quotidienne – famine, malaria, dysenteries et autres maladies tropicales, fractures, noyades, canicules, empoisonnements, cécité, ouragans, sables mouvants bêtes sauvages… Courageux et fermes sur les principes, nos trois héros, et bien d’autres avec eux, ont pourtant toujours refusé de céder aux compromis, si minuscules fussent-ils – qu’il s’agisse d’argent, de déshonneur ou de collaboration, plutôt mourir. Et plutôt que mourir, s’évader !
Ainsi ce livre nous vient-il de nombreux ailleurs, eux-mêmes diffractés par ce récit épique, modeste et destiné néanmoins à l’humanité tout entière. Entre course contre l’abîme, contre la folie et le cachot terminal, des plaidoyers-coups de poing contre l’oppression et la trahison de « Napoléon le Petit » ; pour la révolution, le socialisme (mais pas l’anarchisme ni le communisme) et pour « assurer à tous les citoyens de la communauté la plus grande part possible de confort, de savoir, de liberté, en un mot de bonheur », et ce malgré « la jalousie des opprimés et l’égoïsme des oppresseurs ». Le tout avec force références historiques et scientifiques – ainsi de la mise en rapport entre la révolte des cipayes (mai 1857) et la fin inéluctable de l’Empire britannique.
Grands lecteurs (et acteurs) de la presse locale, nationale et internationale militante et citoyenne, mais aussi d’ouvrages de penseurs, savants et philosophes, Chautard et ses compagnons sont au fait du grand chambardement que vivent les mondes européens et américains et ils comptent bien retrouver dans l’abolitionnisme radical américain un sens compatible avec l’esprit européen de la révolution de 1848. Chautard conclut donc son témoignage par un vibrant péan aux États-Unis : « Washington a préservé les vies, il n’a causé que des larmes de joie et a mérité d’être admiré par le monde entier jusqu’à la fin des temps »… alors que le président Washington fut le premier penseur et organisateur de l’appropriation des terres indiennes par le gouvernement fédéral – et par de grands propriétaires comme lui-même – ainsi que de l’expulsion des nations autochtones vers l’ouest).
On est à peine à trois ans de la guerre de Sécession, le Nord s’affirme décidé à porter à travers les États du Sud la flamme de l’abolitionnisme et de la démocratie américaine et de nombreux Européens se sont engagés du côté des nordistes. En 1861, Chautard constitue une compagnie de soixante-quinze volontaires français, un prolongement de son combat pour la liberté et la justice universelles. Il persiste dans son exil américain jusqu’à la mort de Louis-Napoléon Bonaparte. En 1872, Clémentine et Léon sont de retour dans le Gard, où Léon décède en janvier 1890.
Le trio est devenu un quatuor avec le livre de Michaël Roy. Arrivent ainsi sur la scène française l’œuvre de Chautard et, avec ses ramifications, « les mondes de 1848 » conjugués à tous les temps.