« Devant moi s’étendaient en nappe blanche les terres stériles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées, bordées de la délicate guipure des flèches des lagunes. » Aldo, l’envoyé au rivage dans le roman de Julien Gracq, a le regard d’un géographe. S’il ouvrait un atlas de cette Chambre des cartes, il remarquerait dans son index le cortège des noms en blanc (bianco-, blanco-, bielo-, weiss-, white-, lefka-, abiad-, etc.). Les sociétés ont distingué en blanc leurs sommets (oronymes), leurs fleuves, rivières lacs et mers (hydronymes), leurs routes (odonymes), leurs villages et villes (toponymes).
Si le mont Blanc culmine en Europe, la Montagne-Blanche, Bila Hora en tchèque, parité oblige, est une simple colline à l’ouest de Prague où se situe la première grande bataille de la guerre de Trente Ans (novembre 1620). La Biélorussie ou la « Russie blanche » est aussi celle de l’ouest. Selon une hypothèse de Léopold de Saussure, sinologue et frère du linguiste et sémiologue Ferdinand, les langues slaves auraient adopté, de proche en proche, une convention venue de la cosmologie chinoise associant le blanc à l’occident ou couchant. Le Nil blanc – an-Nīl al-Ābyaḍ, littéralement « Nil Blanc » – est la branche majeure et occidentale de ce système fluvial.
Le repère des navigateurs portugais du XVIe siècle, Casa Branca, un fortin chaulé, est repris par les Espagnols, en Casa Blanca. Intégrée à l’Empire chérifien au XVIIIe siècle, elle reste الدار البيضاء , ad-Dār al-Bayḍā’, la « ville blanche ». En janvier 1943, pour la conférence des Alliés, la Maison-Blanche squatte Casablanca, Roosevelt y force la poignée de mains entre de Gaulle et Giraud. Opportuniste, la Warner profite de cet événement mondial pour la sortie le 23 janvier de Casablanca. En 1975, dans L’Espresso, Umberto Eco propose une analyse sémiologique virtuose du Maroc, en plâtre hollywoodien et fini-vichyste, dans lequel le trio Bergman-Bogart et Henreid affiche sa résistance. L’onomastique du géographe doit garder une fibre d’imaginaire…
Swift a raillé « les géographes, qui sur les cartes d’Afrique, comblent leurs lacunes avec des figures de sauvages et placent des éléphants, à défaut de villes, dans les régions inhabitables ». Puis la cartographie des Lumières, par convention positiviste, avait laissé en blanc les espaces sur lesquels les Blancs éclairés n’avaient pas d’informations. Les explorateurs avides d’effacer ces blancs avaient eu recours à l’aide des Autres, non-blancs, habitants des régions inhabitables, pour dévoiler le cœur de ces ténèbres, le centre des continents. Les chants des pistes, célébrés par Bruce Chatwin, avaient mis des paroles sur ces terres parait-il inconnues du bush.
Après l’exploration, le système colonial a effacé ces blancs des atlas pour y substituer les repères utiles aux entreprises concurrentes des Blancs. Mais entre Blancs eux-mêmes, la différence peut exister : Chalamov raconte dans les Récits de la Kolyma que les zeks appréciaient de participer aux travaux du lever géodésique dans la blanche taïga. Soit le récit intitulé « Triangulation de classe III » : « Notre territoire se trouvait peu à peu quadrillé par un délicat réseau de lignes imaginaires passant par des encoches taillées dans les troncs sur lesquelles l’oeil du théodolite déchiffrait des numéros. Une fine glace blanche figeait déjà les ruisseaux et les torrents. » Moment de liberté conditionnée.
Dans la couverture exhaustive des territoires, la fonction du blanc désigne ce qui n’est pas permanent ou durable. La forêt centenaire, enracinée et durable, est verte, les vergers et les vignes trentenaires sont ponctués de vert, les espaces construits gris ou rouges. La Beauce est blanche car vouée aux cultures dites annuelles. Le cartographe ne peut préciser la nature de la mosaïque, éphémère des céréales, des betteraves, des oléoprotéagineux (ces derniers ignorés de Charles Péguy).
Sur « la carte Michelin Banlieue de Paris, tout l’espace “rural” est représenté en blanc, par opposition au jaune des zones habitées et au vert des parcs ou des bois : Empty Quarters ». Ainsi Jean Rolin lève-t-il dans Zones (Gallimard, 1995) sa première enquête périurbaine, qu’il poursuivra dans La clôture (2002) et Le pont de Bezons (2020), cette anomalie d’un vide dans un espace plein. Son arpentage méthodique montre la diversité des usages qui ont investi ces blancs : décharge sauvage, casse-autos pirates et temporaires, bidonvilles de migrants, camps de « gens du voyage », rendez-vous en tous genres. Les interstices du tissu métropolitain sont les asiles des activités dites informelles.
En 2007, Philippe Vasset publie Un livre blanc (Fayard), qui recense et analyse cinquante zones blanches de la carte de la région parisienne au 1/25 000e (IGN 2314 OT pour les candidats lecteurs-explorateurs). Ces zones en blanc correspondent fréquemment à des polygones irréguliers, délimités par des segments des réseaux de circulation : voies rapides, bretelles autoroutières, voies ferrées du RER ou du réseau intercités, canaux… Depuis longtemps, les urbanistes qualifient de « délaissés » ces résidus qui ont échappé à leurs plans fonctionnels. Ces espaces orphelins sont adoptés par des usagers opportunistes qui s’accommodent de leurs servitudes d’accès et de voisinage. Et ils sont aussi d’énigmatiques pages blanches sur lesquelles la littérature peut expérimenter. Là où Jean Rolin pratique un réalisme caustique, Philippe Vasset dessine un puzzle textuel : « J’avais le secret espoir que les notes désordonnées et contradictoires finissent par aboutir à un texte qui ressemble à cette terre mille fois retournée et mêlée de débris ».
Entre Noirs et Blancs, les anciens livres de géographie proposaient un échantillonnage des habitants de la Terre selon la pigmentation de la peau. Cette galerie, suspecte de racialisme, a été abandonnée dans les années 1950. Ainsi, Maximilien Sorre lui a substitué les constats d’un « bariolage de l’écoumène » et de la « dynamique du métissage ». En 1931, au moment de l’Exposition coloniale, au terme d’un voyage de Dakar au Cap, Jacques Weulersse publie un essai : Noirs et Blancs. À travers l’Afrique nouvelle de Dakar au Cap. Normalien, géographe, il a vingt-cinq ans, une bourse Albert-Kahn finance son périple après l’agrégation. Il ne partage pas le rêve impérial français. Il enquête en Afrique sur le rapport colonial des Blancs (Français, Anglais, Belges et Portugais) avec les sociétés africaines.
Ce récit subtil joue de l’exotisme, mais surtout il est marqué au sceau d’un scepticisme foncier sur la pérennité des systèmes coloniaux. Jacques Weulersse n’adopte pas une posture anticoloniale, il retient les réflexions et paroles de ses interlocuteurs, Africains ou cadres coloniaux. Ces propos revendicatifs, dubitatifs, critiques, ou d’un triomphalisme anachronique, déclinent le « et » du titre. En terminant son récit au Cap, face à la brutalité de la ségrégation institutionnalisée préfigurant l’apartheid, il prend explicitement parti. Jacques Weulersse meurt à Dakar en 1946. La réédition de cet essai en 1993 (aux éditions CTHS) le fera redécouvrir et comparer aux reportages d’Albert Londres.
Géo-généalogie en blanc ? Le patronyme du fondateur de l’école française de géographie, Paul Vidal de la Blache, est marqué du signe du blanc. À ses origines, dans la commune de Malrevers, la Blache désigne en langue d’oc un bois planté de chênes dit blancs ; parce que le dos de leurs feuilles est couvert d’un duvet clair, ils sont Quercus pubescens. En Provence, sur les cartes et dans le vert d’un bois, s’inscrivent souvent les toponymes La Blache, La Blachère, Le Blachier. Les Blacas. Une partie des géographes ont choisi cette ombre, Vidal tutélaire. Les plus chanceux trouvent associés à leurs racines des tubercules noirs, des truffes.