Avec les deux livres publiés par Dimitri Rouchon-Borie en 2021, Le démon de la colline aux loups et Ritournelle (éditions Le Tripode), EaN a découvert une voix et des choix esthétiques audacieux. Il nous raconte la fascination d’un homme pour une bien étrange statue blanche.
Ça s’est passé au deuxième étage du musée. Dans la salle des collections du XIXe, je crois. J’y suis entré sans conviction parce que, de toute manière, je n’aime pas les musées. Je ne sais pas ce qui m’a pris de prendre un ticket, j’ai demandé combien ça coûte et c’était quelque chose de dérisoire. J’ai dû payer par carte car, même ce peu de monnaie, je ne l’avais pas sur moi. On est toujours gêné de proposer de payer en carte des montants pareils. Bref, un moment de faiblesse qui me conduit au musée me mène finalement dans la salle des collections du XIXe, après un parcours ennuyeux au milieu des peintures d’un sous-genre artistique dont je n’ai même pas retenu le début du nom ; mais il se pratique avec des couleurs qui n’ont rien à envier à la banalité du monde.
C’est là que j’ai rencontré la statue de marbre blanc. La statue. Elle était posée à l’écart des autres pièces, si bien que j’ai hésité un instant. Était-elle dans l’attente de trouver sa place dans l’ensemble ? Ou, peut-être, d’un visiteur, égaré comme moi dans l’ennui et l’entre-deux ?
C’était la statue d’une jeune femme et j’ai été frappé par la joie qui irradiait de son visage. Un visage doux, avec des joues qui ne s’étaient pas frottées aux soucis. Je le dis comme ça s’est passé, franchement : pour la première fois de ma vie, je croisais enfin un être cher. Elle était d’une beauté totale, phénoménale. Pas parfaite, non, mais tellement au-delà de tout ce que je connaissais. Elle était pleine, pleine, dense. Je suis resté à la regarder. Je me suis approché. Je n’étais pas honteux de la dévisager, puis de regarder ses seins, au galbe magnifique, la courbe de ses hanches. Les plis somptueux d’une étoffe de pudeur. Ses jambes. Jusqu’à ses petits pieds, si enracinés.
La statue de marbre blanc. Pourquoi me happait-elle ainsi ? J’ai regardé autour de moi : il n’y avait personne, alors j’ai caressé doucement son avant-bras. Ce n’était pas particulièrement froid, c’était tendre. Surtout, ce n’était pas le froid que je connais. Vous n’imaginez pas le monde glacial et technique qui est le mien à l’institut médico-légal. Je fais des autopsies toute la journée alors je connais l’inerte bien mieux que le sculpteur. Je sais ce qui est mort ou pas. Et comment. S’il y avait une armée de gardiens à la frontière du vivant, j’y aurais ma place.
Et là, cette statue… j’en ai fait le tour. Et puis je lui faisais face de nouveau : il n’y avait rien de plus vivant que cette statue, j’en étais convaincu d’une étrange manière. Oh comme j’aurais voulu la prendre dans mes bras. Étreindre cette beauté-là. Me laisser toucher par sa grâce, par sa pesanteur. Chez les gens que je manipule, il n’y a plus de densité. Et mes morts à moi ne sont jamais blancs. Ils ne sont jamais pâles de cette beauté guidant l’âme jusque dans la douceur constante, parfaite.
Le miens sont jaunes et verts, bleus, on dirait les couleurs de l’exposition, là-bas. L’absence de l’esprit a laissé leur corps sans tension. Sans miracle. La statue de marbre blanc, elle, mince, quelle affaire. Impossible d’y voir le visage de la jeune fille de l’autre jour. Ni celui du petit garçon ou du vieux monsieur dont on ne savait pas s’il était décédé tout seul ou avec l’intervention d’un tiers comme on dit chez nous. Cette statue, elle m’ôte la technicité de la bouche. Mon Dieu, je n’aurais quand même pas envie de l’embrasser ? Je n’avais pas ressenti de désir depuis… combien de temps déjà ? Quand s’était-il évaporé ? Depuis ma première entaille en Y, je crois, sur le torse d’un quadragénaire hirsute qui nous arrivait de la campagne.
Je pourrais peut-être acheter cette statue ? Je l’emmènerais chez moi. Elle prendrait les reflets du jour. Et ceux de la nuit. Au matin, je lui ferais rencontrer le soleil. Et le soir, elle aurait cette relation aux étoiles que je ne comprendrais pas bien. Et quand je m’en irais travailler, ce ne serait pas grave, car elle serait là, dans ma vie, avec son marbre blanc, ses silences en réponse aux miens. Elle me ferait cadeau d’un seul murmure : ne t’inquiète pas, je suis avec toi, déjà, dans l’éternité.