L’immense travail éditorial accompli par le chercheur angliciste Fabien Chartier, la traductrice du bengali Saraju Gita Banerjee et les éditions Gallimard rend hommage aux Œuvres polyphoniques de Rabindranath Tagore (1861-1941) qui trouve dans cet épais volume de la collection « Quarto » un espace à son envergure. Cette édition invite à explorer les écritures de celui qui s’est essayé à « toutes les formes possibles de la création littéraire : poèmes, chants, nouvelles, romans, pièces de théâtre, essais, correspondances », écrit Fabien Chartier. Elle renonce donc à la prétention de l’exhaustivité, pour une œuvre qui s’étend sur une trentaine de volumes.
Rabindranath Tagore, Œuvres. Trad. de l’anglais et du bengali par un collectif de traducteurs. Édition de Fabien Chartier. Préface de Saraju Gita Banerjee et Fabien Chartier. Gallimard, coll. « Quarto », 1 632 p., 31 €
L’ouvrage comprend un minutieux appareil critique qui facilite la découverte ou la redécouverte de cet auteur prolifique, né en 1861 à Calcutta. Aux textes de Tagore sont adjoints une préface cosignée par Saraju Gita Banerjee et Fabien Chartier, une chronologie détaillée de la vie foisonnante du poète, un dossier comprenant des documents témoignant des impressions causées par sa personnalité dans le monde littéraire de l’Europe de l’entre-deux-guerres, une galerie de portraits des actrices et des acteurs du milieu artistique de l’époque, ainsi qu’un glossaire de termes bengalis résistant à la traduction. Au centre, un cahier en couleurs présente vingt tableaux de Tagore, « prolongement » de la « production lyrique » du poète, qui attestent de son talent protéiforme.
Fort de ce balisage biographique et critique, le lecteur est libre de se plonger dans les écrits de Tagore. Présentés selon un ordre chronologique, ils sont divisés en trois parties, « Une fenêtre sur le monde, 1861-1912 », « De l’universalité de l’homme, 1912-1929 » et « Le sacré contre les vicissitudes du monde, 1930-1941 ». Chaque section est organisée par genre, la poésie d’abord, suivie par le théâtre, puis les romans et nouvelles et enfin les essais.
C’est en effet pour sa production poétique que Rabindranath Tagore est le plus connu en Europe, bien qu’il se soit illustré dans tous les genres. Hautement lyriques, ses poèmes empreints de références à l’hindouisme célèbrent le désir, pleurent les pertes et ouvrent des espaces d’exploration spirituelle. Le travail de traduction, d’annotations, mais aussi celui de la langue même, permettent à ces mots pourtant ancrés dans un environnement culturel précis de trouver un écho chez le lecteur contemporain, à l’instar de ces vers extraits du « Passager » :
« Ne me demandez pas où est la délivrance,
qu’en sais-je,
je ne suis point ascète ni maître penseur.
Je suis poète demeurant
tout près de la terre,
à l’embarcadère de cette rive
face au flux et au reflux de la vie
qui éternellement charrie ombres, lumières,
mal, bien,
entraînant tout ce son-nom qui part à la dérive,
quantités oubliées de gains, de pertes,
larmes, rires –
[…]
Je ne veux rien retenir
ni me tenir aux choses, je veux seulement
avec le tout descendre le courant,
démêler le fil des absences et des unions,
tendre ma voile en haut des vents vagabonds. »
La première section, « Une fenêtre sur le monde», présente les premiers écrits de Tagore, des poèmes rédigés dans sa jeunesse jusqu’à ceux précédant la réception de son prix Nobel. Les textes regroupés ici seront sans doute les moins familiers au lecteur francophone puisque la plupart ont fait l’objet de traductions tardives, bien ultérieures au décès de Tagore, à l’exception de son roman Le naufrage (publié en 1906, traduit en 1929). Les poèmes reproduits sont issus de L’esquif d’or, anthologie de poèmes traduits depuis le bengali par Saraju Gita Banerjee.
Dans les essais regroupés ici pointent plusieurs des thèmes chers à Tagore, comme la question de l’éducation, pour lui qui a souffert de celle dispensée par le système anglais et a fondé en 1921 la Visva-Bharati, une école puis université toujours en activité, dont l’un des objectifs était de favoriser les études amenant à la rencontre entre l’Occident et l’Orient. Outre la pédagogie, des textes plus directement politiques sont reproduits, ayant trait aux mutations de la société indienne, mais aussi au régime colonial du Raj britannique que Tagore conteste – même si l’indépendance qu’il poursuit rejette le nationalisme développé par certains militants pour défendre une voie médiane, collaborative.
La seconde période, « De l’universalité de l’homme », couvre les années 1912 à 1929, décennie élargie qui représente l’apogée de la carrière littéraire de l’artiste et de sa popularité en Europe. La réception en novembre 1913 du prix Nobel de littérature permet en effet l’essor international de son œuvre. Il est le premier auteur non occidental à recevoir ce prix et il demeurera le seul pendant une trentaine d’années. Si Rabindranath Tagore a toujours écrit en bengali, son éducation en partie bilingue (il est allé à l’école anglaise) dans une famille de lettrés polyglottes (bengali, farsi, arabe littéraire, sanskrit…) lui offre les moyens d’entamer lui-même la traduction de certains de ses poèmes en anglais en 1911. Son séjour en Angleterre en 1912 et son intronisation dans l’avant-garde littéraire anglaise par Yeats rendent possibles la circulation et la publication en anglais de son œuvre poétique, et ainsi sa sélection pour le Nobel.
Dans cette section se trouvent les œuvres qui seront probablement les plus familières au lecteur francophone. Le recueil L’offrande lyrique (Gitanjali) constitue la première traduction du poète en français, et représente un véritable événement littéraire. D’abord parus en août 1913 dans Le Mercure de France, les poèmes sont traduits depuis l’anglais et non depuis le bengali par Henri-D. Davray. Pourtant, avec l’aide de Saint-John Perse, c’est finalement André Gide qui assure la traduction, pour le compte de la NRF, du recueil publié en décembre 1913. Outre L’offrande lyrique et quelques pièces de La corbeille de fruits, anthologie de poèmes traduits depuis l’anglais encore, se trouve la pièce Amal ou la lettre du roi (1912) traduite par Gide et entrée au répertoire du Vieux-Colombier en 1924, qui aborde la question du deuil tout en transmettant un message optimiste.
Plusieurs romans et nouvelles sont également reproduits dans cette section, dont La maison et le monde (1915) est sans doute l’un des plus emblématiques. Il reprend une structure classique de l’œuvre romanesque tagorienne, un triangle d’amoureux contrariés issus des classes supérieures, pour aborder certains problèmes de la société indienne contemporaine – ici les tensions traversant les mouvements en faveur de l’indépendance de l’Inde, nouvelle occasion de fustiger le nationalisme. Mashi (1925), recueil de nouvelles, et À quatre voix (1916), traduit en 1924 par Madeleine Rolland, explorent eux aussi les affres des amours contrariées sur une tonalité plus intimiste et abordent notamment la question du sentiment religieux. Les essais de cette période donnent à voir un homme condamnant résolument l’impérialisme japonais comme européen mais toujours fermement opposé au développement d’un sentiment nationaliste en Inde porté notamment par Mohandas Karamchand Gandhi.
Enfin, la dernière section intitulée « Le sacré contre les vicissitudes du monde, 1930-1941 » propose une sélection des derniers textes de Tagore. Moins fournie, cette section témoigne du glissement progressif du poète vers la peinture ainsi que du ralentissement de son activité dû à une santé déclinante. L’écrivain est épuisé par les fréquents voyages destinés à trouver des fonds pour faire vivre la Visva-Bahrati, son école, fondée à Santiniketan. S’il n’écrit plus de romans, Tagore compose des poèmes, et ceux présentés dans cette section sont issus de L’esquif d’or ou de L’écrin vert, deux anthologies parues aux éditions Gallimard et dirigées par Saraju Gita Banerjee. Une seule nouvelle est reproduite, « L’horoscope », histoire d’un mariage heureux qui fustige certaines superstitions répandues dans le Bengale de l’époque. Ses essais se font quant à eux plus philosophiques, même si certains fils rouges de la pensée de Tagore comme la pédagogie, l’engagement pour l’indépendance de l’Inde ou la division en castes et en religions de la société indienne demeurent.
Ce volume propose deux traductions inédites, l’une du discours de réception du Nobel, l’autre des Lauriers de sang, pièce de 1923. Le drame, situé dans une cité aurifère, mal reçu à l’époque, explore de manière à peine voilée le problème de l’exploitation coloniale. La diversité des traductions (depuis le bengali ou depuis l’anglais), ainsi que des traductrices et traducteurs, donne bien sûr à cet ouvrage un aspect composite, mais constitue aussi un témoignage sur l’histoire littéraire et sur la réception complexe de l’œuvre tagorienne, en France et en Angleterre notamment. Pour reprendre des adjectifs de l’époque, la perception depuis l’Europe de son œuvre comme « orientale » et « mystique », qui s’avère d’abord être un vecteur de fascination pour certains poètes et écrivains comme Yeats, Ezra Pound, Gide, Saint-John Perse, mais aussi Romain Rolland et Marguerite Yourcenar, se retourne en une décennie contre une œuvre rapidement jugée redondante et figée dans cet Orient altérisé.
Les années trente marquent un coup d’arrêt dans la traduction, et donc dans la circulation des textes, même s’ils continuent de résonner notamment chez certains poètes des pays colonisés, à l’instar de Jean-Joseph Rabearivelo. Le dossier sur la réception du Gitanjali en France est à ce titre très éclairant, comme l’ensemble des textes et appendices critiques. L’histoire de la redécouverte de Tagore – cette édition en constitue une borne importante – est encore à écrire.