L’ouvrage très bien documenté d’Alexandre Jevakhoff, Les Russes blancs (Tallandier, 2007), comporte un onzième chapitre intitulé « Russes quoi ? » La réponse, pour une rare fois dans ce livre en général fort précis, se fait attendre si longtemps qu’on ne l’a pas trouvée. Selon le livre de Dominique Venner réédité la même année, Les Blancs et les Rouges (éditions du Rocher), « dans un chaos de fin du monde, des généraux proscrits se réfugient sur le territoire du Don, préférant mourir sabre à la main que de se laisser égorger. Ils sont rejoints par des cadets faméliques et des cosaques sans chevaux. Par opposition aux “Rouges”, on les appelle les “Blancs” ». Certes, certes, mais en quoi et pourquoi le blanc s’oppose-t-il au rouge ?
L’historien monarchiste russe Vladimir Tcherkassov-Gueorgievski fait remonter la distinction entre Rouges et Blancs à la révolution russe de 1905 : en Finlande, alors province de l’Empire russe, rappelle-t-il, les révolutionnaires créèrent une « garde rouge » à laquelle répliqua immédiatement une « garde blanche ». Si le rouge de la garde du même nom vient à l’évidence du drapeau rouge, symbole du mouvement ouvrier depuis le milieu du XIXe siècle, il ne dit mot de l’origine de l’adjectif « blanche ».
Le qualificatif de « Blancs » désigne d’abord les quatre armées les plus importantes qui ont combattu les bolcheviks : au sud, l’Armée des volontaires (décembre 1918-février 1920), commandée à dater d’avril 1918 par le général Denikine, puis son héritière, l’Armée du Sud de la Russie commandée par le général Wrangel (février-novembre 1920) ; à l’est, l’armée de l’amiral Koltchak (octobre 1918-janvier 1920), au nord les armées des généraux Ioudenitch et Miller. S’y ajoutent au sud l’armée des cosaques du Don commandée en 1918 par le général et ataman Krasnov, à l’est, dans l’Oural, les unités cosaques rassemblées par l’ataman Doutov, à l’extrême est de la Sibérie, les détachements autonomes de l’ataman Semionov et du baron Ungern, à l’ouest l’unité du général Boulakh-Balakhovich, chef d’une bande de tueurs spécialisée dans les pogromes de Juifs, militaire intégré plus tard à l’armée polonaise du maréchal Pilsudski comme général de brigade, sans compter les unités constituées à des moments divers par l’ancien socialiste-révolutionnaire Boris Savinkov, lui aussi allié du maréchal Pilsudski, et une poussière de petits groupes de partisans antibolcheviques qui émergent ici ou là.
L’un de leurs héritiers, Epiphanov, s’interrogeant sur l’origine du terme « blanc », répond assez évasivement : « Ni les Mémoires ni la littérature historique ne donnent de réponse précise. Au sens étroit du terme l’Armée des Volontaires n’est que l’une des unités militaires qui, avec d’autres unités « blanches », combattirent les « rouges ». L’armée « blanche » au sens précis de cette notion n’a jamais existé. Certaines données permettent de supposer que ce sont les « rouges » qui ont commencé à qualifier leurs adversaires de « Blancs », et cette dénomination a été accolée à l’Armée des Volontaires, puis étendue seulement plus tard aux autres armées antibolcheviques. Le qualificatif de « blancs » a plu aux Volontaires. Ils voyaient dans le qualificatif de « blanc » le symbole de l’ »esprit chevaleresque et de la pureté » [1]. »
Epiphanov conclut son explication par cette remarque : « Très vraisemblablement le concept de “blancs” permettait d’unir au moins formellement en une seule unité les différentes variétés d’adversaires du bolchevisme. » Mais qui désirait ainsi unir ces différentes variétés sous une même étiquette ? Epiphanov omet de le préciser. La portée de la décision n’est évidemment pas la même si elle émane des bolcheviks, de monarchistes avérés ou discrets, ou de ce que ces derniers appellent la « démocratie révolutionnaire », c’est-à-dire, pour l’essentiel, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks (sociaux-démocrates). Les premiers affirment cette unité que ces derniers récusent même s’ils collaborent çà et là avec les généraux contre-révolutionnaires.
Le général blanc Alexeï von Lampe, le bras droit du général-baron Wrangel, qui assurera plus tard la rédaction des souvenirs de ce dernier, donne une explication aussi mystique, ou presque : « C’est la vie elle-même qui, comme à leurs adversaires, a donné aux blancs leur dénomination, car ils travaillaient en gants blancs, moralement s’entend [2] », explication d’une obscure clarté, d’autant que les dits « gants blancs » de moralité, à lire les nombreux souvenirs des chefs ou combattants blancs rescapés, n’étaient guère utilisés que pour les parades ou par les nombreux officiers qui se tenaient à l’arrière, loin des opérations militaires.
Ces gants d’un blanc douteux renvoient peut-être à un élément du passé. Dans le drapeau tricolore de la Russie tsariste, la bande blanche symbolise le tsar. C’est probablement là – et non dans l’évocation d’une pureté mystique qui recouvre en règle générale des intérêts très matériels d’une couleur indéterminée – qu’il faut chercher la source du blanc, que brandissaient déjà, pendant la révolution française, les Vendéens pour manifester leur fidélité au monarque et leur piété religieuse.
Le blanc est pour les adversaires des bolcheviks le symbole même de la Russie d’hier qu’ils veulent restaurer. Ainsi, une caricature diffusée par leurs services de propagande montre une jeune fille en robe blanche, symbole virginal de la Russie, étendue ligotée aux pieds de Karl Marx. Dressé au-dessus d’elle, Trotsky, en tablier de boucher, brandit un coutelas qu’il va plonger dans son sein palpitant. Six bolcheviks juifs entourent à sa droite l’ordonnateur de ce véritable crime rituel.
Mais la valeur symbolique, ici patente, de l’adjectif, ne suffit pas à expliquer son utilisation pour désigner l’ensemble des armées antibolcheviques (sauf les groupes de paysans révoltés qualifiés de « verts »). Peut-être le qualificatif de « blancs » vient-il du nom de l’organisation secrète d’officiers contre-révolutionnaires créée à Petrograd par le général Alexeiev à la mi-octobre 1917 et qu’il avait appelée « la croix blanche » ; ou, peut-être, de la décision prise par Kornilov d’imposer une bande blanche ou une cocarde blanche sur la casquette des officiers qui constituaient l’essentiel des maigres troupes formant le noyau de son armée dite des Volontaires. Les officiers de l’armée dirigée par le général Denikine, après la mort de Kornilov le 31 mars 1918, continueront à arborer cette cocarde blanche.
Après la défaite de la dernière véritable armée blanche, celle du général-baron Wrangel, en Crimée en novembre 1921, l’expression « Russes blancs » désigne les centaines de milliers d’anciens soldats des armées blanches ou de civils ayant fui la Russie parfois dès l’année 1917. Elle désigne donc une diaspora très variée, même si les nostalgiques du régime tsariste en forment la plus grande part. Contraints de quitter la Russie au cours de l’année 1920 après leurs défaites successives au Nord, au Sud, à l’Ouest et à l’Est, les généraux, officiers, simples soldats et hommes politiques « blancs » ont, de longues années durant, inlassablement égrené leurs souvenirs.
Ces « Russes blancs » sont presque tous tenaillés par une question sur laquelle ils reviennent sans cesse : comment ont-ils pu perdre une guerre civile dont, après les premiers mois difficiles du premier semestre 1918, ils se sont vus tant de fois les vainqueurs ? Comment ont-ils pu perdre face à des bolcheviks qui n’étaient à leurs yeux qu’une poignée d’agents allemands et de démagogues sans foi ni loi, et, souvent, juifs ? Leur défaite leur parait à la fois injuste et incompréhensible. Comment les chefs blancs ont-ils pu être battus par ceux qui n’étaient à leurs yeux que des usurpateurs à la tête d’une populace en délire ? Ils n’en reviennent pas, sauf Anton Denikine qui, au début du livre III de son ouvrage, écrit brusquement : « Au fil du temps l’histoire nous découvrira les racines du bolchevisme, ce phénomène énorme et effrayant, qui a écrasé la Russie et ébranlé le monde ; elle définira les causes lointaines et proches de la catastrophe, cachées dans le passé historique du pays, l’esprit de son peuple, et les conditions sociales et économiques de son existence. Dans la chaîne des événements qui ont frappé les contemporains par leur caractère totalement inattendu, leur perversité cruelle et leur inconséquence chaotique, l’histoire trouvera un lien serré, une sévère cohérence, voire une nécessité tragique ».
Si l’on peut se permettre une mauvaise plaisanterie, pour les Russes blancs l’avenir n’est pas rose. La quatrième de couverture du livre d’Alexandre Jevakhoff qui leur est consacré résume leur sort par une phrase lapidaire : « Étrangers sur terre, apatrides déclassés, décidés à ne jamais renoncer, les Russes blancs s’enfoncent dans l’ombre de l’histoire ». L’ombre, on le sait, est propice aux entreprises les plus douteuses. À partir de 1933, avec l’arrivée des nazis au pouvoir, le blanc vire souvent au brun. Rien d’étonnant à dire vrai. En 1918-1919, les soldats de Denikine, pourtant le général blanc le plus modéré, entraient souvent dans les villes en chantant à tue-tête : « Nous irons au combat hardiment / Pour la sainte Russie / Et nous massacrerons / Toute la racaille des youpins » ou encore : « Buvons pour la sainte croix / Et pour la liturgie / Et pour le slogan : « Mort aux Juifs ! » / Et sauvons la Russie ! ». Les gants blancs, on le voit, ne sont pas immaculés.
Rien d’étonnant alors que de nombreux Blancs aient vu dans les chemises brunes les restaurateurs de leur Russie perdue. Un point commun, ou plus exactement un ennemi commun, les relie : le complot mondial organisé par le « judéo-bolchevisme ». Ainsi, dans un discours prononcé dans Paris occupé, le 22 novembre 1941, le publiciste blanc Jerebkov prône avec enthousiasme une collaboration totale avec les nazis. Son discours reflète la pensée, non pas certes de tous les Russes blancs, mais de leur fraction la plus décidée à aller jusqu’au bout pour renverser un régime à leurs yeux toujours rouge. Jerebkov rend un hommage vibrant à Hitler et souhaite que « les Allemands eux-mêmes, ou par l’intermédiaire d’un gouvernement russe dirigé par eux, conduisent le peuple russe pendant toute une série d’années ». Sur cette voie, l’ancien général blanc de la guerre civile, l’ataman cosaque Krasnov, forme en 1942 une légion cosaque auxiliaire de la Wehrmacht. De même, l’ancien général blanc Chkouro participe à la formation d’unités cosaques de l’armée allemande. Le passage du blanc au brun a disloqué l’univers des Russes blancs.
Ce monde effacé a connu une résurrection artificielle dans la Russie de Poutine, qui glorifie à la fois le passé tsariste, l’Église orthodoxe et la figure tutélaire de Staline, tous réunis dans un arc-en-ciel dont il est bien difficile de définir la couleur dominante, étrangère en tout cas à toute idée de pureté, quoi que l’on mette sous ce mot.
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A. Epiphanov, Pouti Dobrovoltcheskogo Dvijenia, Grani, n° 97 et 98, 1975.
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Possiev, 1991, n° 3, p. 40.