Le sommeil a une histoire

Bonne nouvelle ! Vous vous réveillez en pleine nuit, dispos et prêt à refaire le monde ? C’est normal ! Et l’insomnie dont vous croyez souffrir n’est qu’une invention du capitalisme née avec la révolution industrielle ! Si vous êtes peu convaincu, lisez La grande transformation du sommeil, de l’historien Roger Ekirch.


Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits. Trad. de l’anglais et préfacé par Jérôme Vidal. Postface de Matthew Wolf-Meyer. Amsterdam, 190 p., 17 €


Le livre de Roger Ekirch, professeur à l’université de Virginie, est composé de deux articles de 2001 et 2015. L’historique de ces recherches et de leur impact est longuement abordé dans l’abondant appareil critique. Ne négligez pas non plus la lecture des notes, qui renvoient à un corpus textuel impressionnant, de l’antiquité grecque à la révolution industrielle, et qui sont riches de détails passionnants.

La grande transformation du sommeil, de Roger Ekirch : histoire d'un état

« Les soucis chassent le sommeil d’un homme » par Adriaen Collaert (vers 1560-1618) © Bibliothèque municipale de Lyon

Cette recherche a pour point de départ une question si simple que longtemps elle n’a pas été posée par les historiens : que signifie l’expression « premier sommeil », si fréquente dans les journaux intimes, les dépositions judiciaires, les ouvrages de médecine et la littérature ? Ekirch remarque qu’après ce « premier sommeil », les textes mentionnent une période de veille, d’une heure ou plus, appelée le « dorveille », suivi d’un « second sommeil ». Il s’étonne alors que tous les témoignages trouvent naturel cet éveil qu’à notre époque nous qualifierions d’insomnie.

Or, au Moyen Âge et pendant toute la période moderne, loin de redouter cette période de la nuit, on la met à profit pour uriner, manger un morceau, discuter avec ses compagnons de chambre – notamment des rêves que l’on vient de faire et qui sont peut-être prémonitoires –, voler le bois de chauffage du voisin, faire l’amour, ou dire ses prières comme le commande aux moines la règle de saint Benoît. Après quoi, on se rendort jusqu’à l’aube.

Certes, cela ne signifie pas que l’on repose paisiblement dans les bras de Morphée, les paillasses étant infestées de puces, de punaises, et les couvertures étant rares. Pour se réchauffer, on dort souvent dans la même pièce que les animaux ou à plusieurs dans le même lit. Sans compter que nombre d’errants, aussi bien à la campagne qu’en ville, dorment à l’extérieur, par tous les temps. D’où l’hypothèse de l’auteur selon laquelle les gens modestes devaient être dans un état de fatigue chronique, ce qui expliquerait à la fois leur irritabilité et l’accusation fréquente de paresse qui leur est adressée. En revanche, les traités de médecine n’abordent que la difficulté à s’endormir, sans jamais mentionner d’insomnies interrompant le sommeil.

La grande transformation du sommeil, de Roger Ekirch : histoire d'un état

« Vilain dormeur, va ! » par Honoré Daumier © D.R.

Ekirch retrouve mention de ce sommeil discontinu dans des enquêtes anthropologiques menées en Afrique ou dans les expérimentations du psychiatre Thomas Wehr pour tenter de reconstituer le sommeil des hommes de la Préhistoire. Si l’on reste jusqu’à 14 heures sans lumière artificielle, la nuit se répartit comme suit : 2 heures de repos éveillé au moment du coucher du soleil, 4 heures de sommeil, 2 ou 3 nouvelles heures de repos éveillé méditatif (du fait de la sécrétion d’une hormone apaisante à ce moment-là), puis un nouveau sommeil de 4 heures, avant le réveil au moment où le jour se lève. Ce rythme a perduré jusqu’à la diffusion de l’éclairage artificiel, laquelle a provoqué l’allongement de la journée de travail. En effet, quelques heures de lumière artificielle réinitialisent le centre du rythme circadien (période de 24 heures). Rien d’étonnant à cela puisque la luminosité d’un bec de gaz est équivalente à celle de 12 chandelles ou lampes à huile, et celle d’une ampoule électrique de la fin du XIXe siècle à la luminosité de 100 chandelles ! Les ouvriers, se couchant plus tard, ne dorment plus que d’un seul sommeil.

Dans la postface, Matthew Wolf-Meyer, anthropologue et historien, examine si cette hypothèse, fondée sur des documents européens, peut s’avérer en ce qui concerne les États-Unis. Il aboutit lui aussi à la conclusion que c’est le capitalisme industriel qui a provoqué et généralisé le sommeil non fragmenté. Et il signale que ce contrôle du sommeil va historiquement de pair avec la consommation croissante de sucre, de thé et de café, ainsi qu’avec la condamnation de la sieste.

Ces deux articles sont quelque peu redondants mais ils attisent notre curiosité. Il serait bon que At Day’s Close. Night in Times Past, livre plus général sur la nuit qu’Ekirch a publié en 2005, soit traduit et édité en français. Alors, si vous vous réveillez cette nuit, au lieu de remuer des idées noires, lisez cet ouvrage. Vous n’en dormirez que mieux ensuite !

Tous les articles du n° 132 d’En attendant Nadeau