Les taches blanches de la Glasnost

Hors série Blanc En attendant NadeauOn parlait, en ce temps-là, de « taches blanches ». C’était en Union soviétique, à la fin des années 1980. Plus exactement à l’époque de la glasnost, un mot et une réalité aujourd’hui oubliés. Mikhaïl Gorbatchev, alors secrétaire général du tout-puissant Parti communiste soviétique (PCUS), voulut éclaircir l’atmosphère politique, en la rendant plus « transparente ». La notion a été reprise chez ses voisins, particulièrement en Pologne, et a accompagné l’éveil des sociétés qui aboutit à l’effondrement du système soviétique en 1989-1991.

La métaphore concernait particulièrement le discours historique qui occupait une place centrale dans la logorrhée du pouvoir. Science dure de la conception marxiste-léniniste du monde, l’Histoire constituait, avec la philosophie (le « matérialisme dialectique »), un des deux piliers qui légitimaient scientifiquement le régime. L’histoire officielle, s’entend. Parallèlement aux discours diffusés à l’école et dans la propagande, la population avait toutefois accès à d’autres récits et analyses du passé. Dans les familles ou les communautés culturelles, parmi les minorités nationales ou religieuses, se transmettaient des expériences vécues, en particulier celles de la terreur, des arrestations nocturnes, des camps, et d’autres épreuves politiques. Quant à l’Université ou à l’Académie des sciences, il leur arrivait de propager des travaux historiques hétérodoxes qui étudiaient des moments oubliés ou déformés par l’histoire officielle. Tout cela alimentait les fameuses « tensions mémorielles ». Il faut dire que la maîtrise de la « science historique » par l’État n’a pas toujours été parfaite. Du temps de Staline, on réécrivait régulièrement le roman révolutionnaire et national, on falsifiait les sources, on gommait des personnages sur des photos. Puis Nikita Khrouchtchev, en dénonçant des crimes de Staline, a ouvert des brèches dans le dogme et permis à une nouvelle génération d’intellectuels, celle dite des années 1960 (les chestidesiatniki), de s’engager dans certaines révisions, jusqu’à ce qu’un nouvel étouffoir soit déployé par Léonid Brejnev, le secrétaire général suivant !

Mikhaïl Gorbatchev et les taches blanches de la Glasnost

Mikhaïl Gorbatchev lors du 20e congrès du Komsomol, l’organisation de jeunesse du Parti communiste soviétique (1987) © RIA Novosti archive, image #850809 / Vladimir Vyatkin / CC-BY-SA 3.0

La glasnost, à partir des années 1986-1987, redonna la parole à ces intellectuels et à leurs enfants. On assista, écrit Nicolas Werth, historien de l’Union soviétique, à « une véritable déferlante […], le rôle moteur a été joué au début de la glasnost par des sociologues, des journalistes, des philosophes, des économistes. […] Un genre très particulier s’est développé : appelé poublitsistika, c’était une sorte de journalisme de très haut niveau, avec des articles de fond et des essais [1] ». Des non-dits ou des mensonges étaient contestés, on réclamait la vérité sur les répressions staliniennes, la réhabilitation de figures intellectuelles disparues, on s’interrogeait sur les famines des années 1930, la collectivisation forcée des campagnes ou les déportations des « peuples punis », les homogénéisations ethniques. Les silences faisaient tache. Ils brouillaient la transparence voulue par le pouvoir, ils devenaient ce que le langage courant nomma des « taches blanches ».

L’expression a une connotation morale. Le Dictionnaire historique de la langue française (Robert) précise que la « tache » désigne depuis le XIe siècle une salissure qui devient de plus en plus négative avec le temps, au XIXe elle s’apparentait au péché originel, et devint carrément honteuse. En russe, пятна (pjatno) renvoie également à une salissure. Mais pourquoi blanche ? Ici les explications sont plus banales. On pense surtout aux « blancs » laissés par la censure dans les textes des journaux, quand des paragraphes entiers étaient supprimés avant publication.

Ce qui se confirme en Pologne, à la même époque. Les publications de l’opposition intellectuelle liée au syndicat interdit Solidarność, des livres et bulletins non autorisés, regorgeaient d’articles et d’essais sur les manipulations et les oublis de l’histoire officielle, les Białe Plamy (taches blanches), avec la même connotation honteuse : Katyn, le pacte germano-soviétique, la souveraineté limitée, Mars 1968 ou Solidarność, etc., les sujets ne manquaient pas ! Adam Michnik, une des grandes figures de cette opposition, a publié au milieu des années 1980 un texte resté fameux intitulé « Les pages blanches ». C’est du moins la traduction française du titre de l’article repris dans un livre (Adam Michnik, La deuxième révolution, La Découverte, 1990). Il évoque la même exigence que les intellectuels de la glasnost soviétique. En Pologne, chaque crise politique est « accompagnée d’une demande de vérité historique. Car chacune a été une crise de l’ordre totalitaire, de cet ordre dans lequel le discours avait été étatisé, la vérité monopolisée et le contrôle de la mémoire collective confié en exclusivité à des administrations spécialisées. […] La revendication d’une discussion publique sur les problèmes couverts par le mensonge officiel est revenue à chaque montée du mouvement d’émancipation civique ». Et si la tache est devenue, en français, une page, c’est plutôt le choix du traducteur. En fait, Michnik parle bien de « Biala plama », la tache blanche, expression qui est aussi le titre d’un poème qu’il cite, de Ryszard Krynicki, « l’un des meilleurs poètes de ma génération » dit-il. Le poème se limite au titre, à une dédicace, et à une page blanche, comme pour indiquer le destin du dédicataire disparu dans les purges staliniennes, et le silence qui couvre les mensonges. Les taches blanches dissimulent.

Mikhaïl Gorbatchev et les taches blanches de la Glasnost

Plateau du jeu de société « Glasnost », lancé en 1989 © CC/Yiannis Laouris

En Pologne, plus ouvertement qu’en Union soviétique semble-t-il, cette question de la vérité historique face aux mensonges du régime en cachait une autre qui prend aujourd’hui le dessus, celle des taches blanches d’un « autre type », écrit Michnik. « Jusqu’à présent, nous n’avons parlé que de celles dont est responsable la plume du censeur ou notre propre peur, ou même notre paresse. Mais il en est d’autres, dont la faute ne saurait être imputée à “eux”, à ceux qui nous gouvernent. Ces pages blanches existent dans la conscience nationale, dans notre propre conscience. » Il cite les nombreux contentieux avec les voisins ukrainiens, lituaniens ou allemands, ainsi que « la propagande antisémite distillée des chaires de certaines églises ». Des thèmes qui ont envahi les années de la liberté retrouvée.

Dorénavant, le phénomène ne se limite plus aux anciens régimes communistes. La reconnaissance des vérités historiques du passé et les revendications ou identifications qui s’ensuivent ont pris des dimensions considérables, parfois tragiques, un peu partout dans le monde. Se souvenir des taches blanches de la glasnost et de ce vieux texte de Michnik nous conduit ainsi sur d’autres rives tumultueuses, celles des débats identitaires du XXIe siècle, et de tant de guerres et de massacres au nom d’une vérité pure et dure.


  1. Entretien avec Nicolas Werth, par Gilles Favarel-Garrigues, Brigitte Gaïti et Boris Gobille, Politix, revue des sciences sociales du politique, n° 110 (2015/2).

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