Tristan Felix fait une halte

Tristan Felix, étale de poésie. Après plus de vingt recueils publiés (d’autres restent encore inédits) où se répondent textes, photographies et dessins, elle est devenue si assurée de son talent en plusieurs genres qu’un regard d’ensemble sur une des œuvres les plus novatrices d’aujourd’hui devient possible. Mais comme sa furia naturelle ne laisse guère de place à l’analyse pondérée que tel de ses lecteurs attentifs produirait ou produira peut-être un jour, mieux vaut pour elle, artiste entre tous impatiente, mais néanmoins lucide, mieux vaut tenter l’aventure de son propre chef.


Tristan Felix, Laissés pour contes. Journal des douleurs. Tarmac, 63 p., 12 €

Tristan Felix, Faut une faille. Z4 éditions, 159 p., 13 €


Cela passe d’abord, pour Tristan Felix , par un retour sur des « choses vues » dans Paris depuis une vingtaine d’années d’un œil exceptionnellement aigu, qui aboutit à « dix-huit drames » mettant en scène telles silhouettes d’immigrés transformés par la misère et l’abandon en tas de hardes agglutinées sur un trottoir. Du côté de La Chapelle, du trou des Halles, d’un peu partout surgissent ainsi des humains transformés en fantômes.

Pourquoi, à l’heure du premier bilan, revenir vers le réalisme ? Sans doute pour le fixer dans ses limites acceptables en poésie. Car chacun de ces « dramolets », comme aurait dit Robert Walser, est construit comme un poème en prose dans une langue tendue, elliptique, riche en tournures complexes ou en énigmes, toujours savante et presque impossible à citer, tant la distance s’y abolit entre la précision figurative du sujet concret peint sur le motif et la transmutation de ce même concret en images jamais abstraites.

Ainsi, ce portrait saisissant d’une jeune toxicomane vautrée dans l’épave d’une voiture vandalisée : « Dedans la caisse est un corps lové, un Z langé dans un duvet vaguement rose, singulièrement soulevé par le souffle irrégulier d’une invisible tête. Ce sera chez elle au moins, pour l’infini du rêve létal qui dans son sang file à toute vitesse, affleurant parfois par les trous d’une peau fouillée à l’aiguille. »

Le danger est grand, ici, de changer, par l’opération frauduleuse de la littérature, l’horreur de la réalité en spectacle. Mais tout le recueil, précisément, semble fait pour conjurer ce péril auquel ont succombé tant d’esthètes fin de siècle. Car la description y remet sans cesse la prétendue beauté du malheur à sa place. En témoigne l’empathie avec laquelle chaque personnage de cette cour des déchéances est traité pour que dignité humaine lui soit rendue.

Et c’est là un premier effet de la tendresse non larmoyante à l’égard des déshérités qui imprègne tous ces poèmes : définir une morale de l’écriture contre tout esthétisme dévoyé. Ainsi paré à récuser les dérives du misérabilisme en art, le poète a le droit de s’atteler à une sorte, ludique mais sérieuse, de discours de la méthode, et c’est ce qui fait l’objet de Faut une faille, remarquable série de réflexions sur ce qui fait, malgré la diversité extrême de ses enjeux, l’unité d’une œuvre dorénavant assez mûrie pour supporter les exégèses de sa créatrice elle-même.

Laissés pour contes et Faut une faille : Tristan Felix fait une halte

Tout est excellent dans Faut une faille, qui parvient à cerner en effet en quoi la fêlure, son acceptation et son usage esthétique sont au centre de toute une constellation de gestes de l’artiste occupée, pour la première fois avec cette rigueur, à comprendre comment son imaginaire fonctionne et s’organise en textes, sketches clownesques, films, dessins et tableaux. Elle revient donc sur sa double expérience formatrice (difficulté d’apprivoiser sa propre langue dans son enfance en partie passée au Sénégal ; choc frontal avec des élèves incapables aujourd’hui de maîtriser le français, gavés de publicités ineptes, hébétés, dans sa pratique de professeur de lettres d’un collège du XVIIIe arrondissement de Paris) et en tire un vibrant et magnifique éloge de la poésie comme remède à la stupidité (le texte « Faut une faille », qui donne son titre au recueil).

Mais on trouvera également dans ce livre une tentative d’autoportrait à partir de l’injonction initiale (« Je me concentre pour ne ressembler à rien »), à laquelle l’auteur se montre au fil de son être multiforme éperdument fidèle, toujours en train de traverser, sur le tranchant du Pont de l’Épée de ses amours médiévales, le flot d’inanité qui sépare le monde effarant et morbide qui est communément le nôtre des territoires de toutes les magies où elle déploie ses inventions saugrenues.

Manigances prophylactiques, puisque, en aucun cas – voir Laissés pour contes –, elle ne sépare son sort de celui de ses contemporains, surtout les plus déchus On plongera avec intérêt les mains dans les coffres de cette caverne d’Aladin, en faisant d’abord retour sur les dix années d’expérimentation poétique consacrées à la fondation et à la direction, en compagnie de Philippe Blondeau, autre poète de grande qualité, de la revue La Passe, dont les thématiques festives (l’enfance, la transmission, le rêve, l’animalité, la folie, la farce et la tragédie, le mystère des langues, page 31) en ont fait jubiler et réfléchir quelques-uns, d’autant que la liberté de création la plus absolue était l’unique ciment entre ses adeptes.

Suivent les analyses vraiment éclairantes de deux des plus étranges pratiques de Tristan Felix, celle de clown féroce et décérébrée (sous le nom de Gove de Crustace) et celle d’inventeur de spectacles farfelus et tendres (sous le nom de Petit Théâtre des Pendus) à base de marionnettes composées d’ossements ramassés, de tissus et de toutes sortes d’objets de rebut souvent lessivés par la mer. Ces analyses permettent de mesurer en quoi tout cet hétéroclite (poèmes, dessins, contes, performances fixées en vidéos) est rassemblé sans disparate dans une personnalité d’artiste unique qui ne rend de comptes qu’à ceux qu’elle admire (une panoplie de romanciers et de poètes, car elle est éclectique, et puis ces géants définitifs : Baudelaire, Kantor, Béla Tarr…).

Les derniers textes du recueil contiennent une dizaine de pages sur les activités graphiques de ce Fregoli de l’expression poétique (dessins à l’encre de Chine, plus récemment enrichis de couleurs faites de pigments aussi expérimentaux que ceux de Hugo, mode de création où, je ne suis pas spécialiste, il me semble qu’elle excelle). Je ne voudrais pas abuser du terme de « chamanisme », plutôt galvaudé, mais là il s’impose.

« Entrez dans la danse » : il n’y a pas que le tango (voir le recueil Tangor, précédemment paru) qui fait frétiller les méninges de notre multiculturelle. Enfin, une profession de foi clôt ce volume riche de pages qui devraient parler à chacun : foi en l’amour de la poésie qui se dresse en rempart destiné à contenir certain pessimisme narcissique de nantis ou de méprisants qui se trouvent être, fondamentalement, de droite (de Léon Bloy à Houellebecq).

La célébration de la fuite permet ici de refuser tous les pouvoirs exercés arbitrairement sur le réel, et notamment sur sa composante humaine humiliée par les puissants et malheureuse de son impuissance. On est loin de la naïveté des lendemains qui chantent. Mais loin aussi du refuge hautain dans la tour d’ivoire. Ce pessimisme actif aux bras largement ouverts nous convient assez : «  Contre les bruits, mon bruit », disait Michaux. Seul mon bruit, en effet, s’il est authentique, peut servir à d’autres, peut-être panser leurs plaies visibles ou secrètes, en tout cas ne pas s’abîmer dans la vanité.

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