Le mot white apparaît trois fois seulement dans le texte d’Othello. Avant l’entrée en scène du héros, Iago enflamme l’imagination et la colère du père de Desdémone en clamant qu’ « un vieux bélier noir couvre votre blanche brebis ». Et plus tard, affectant de badiner : « Si elle est noire et ne manque pas d’esprit / Elle trouvera un blanc, qui sa noirceur réjouit. » À la fin, Othello ne peut se résoudre à faire couler le sang sur la peau « plus blanche que neige » de son épouse, et l’étouffe.
Dans le lexique shakespearien, le blanc est plus souvent associé à la lividité des cadavres ou au teint blême des « couards à foie blanc », opposé au sang rouge, humeur de l’énergie vitale, de l’honneur et du courage guerrier. L’antonyme de black, c’est d’abord fair, beau, blond, au teint clair, honnête et franc. Ainsi, le Duc tente de réconforter Brabantio en l’assurant que son gendre au cœur noble est « far more fair than black ». L’opposition fair/black joue un rôle crucial : Desdémone a su voir le visage d’Othello dans son esprit candide, Othello craint que cette peau blanche de Vénitienne ne cache une âme noire.
Dans un arrêté d’expulsion de 1601, la reine Elizabeth se disait « grandement contrariée d’apprendre le grand nombre de Nègres et de maures noirs [Negroes and blackamoors] importés dans le royaume » au grand désagrément de ses sujets, car ce sont « pour la plupart des infidèles n’ayant aucune compréhension du Christ ou de son Évangile ». Le terme « Moor » était alors interchangeable avec « Ethiopian », « Negro », ou même « Indian », signe fort de l’altérité à la Renaissance. Pendant les festivités de Noël de 1604-1605, la cour de Jacques Ier assiste à une représentation d’Othello, suivie par le Masque of Blackness de Ben Jonson : à la demande expresse de la reine Anne, précise l’auteur, les nymphes sont des « blackamoors », filles du fleuve Niger qu’interprètent la reine et ses dames, visage, cou et bras noircis. Le Soleil qui brille sur elles « montre ainsi / Que dans leur noir fleurit la beauté la plus parfaite », et déplore l’influence pernicieuses des poètes qui présentent la noirceur de peau comme l’effet dégradant de la vanité humaine. Mais ces éloges tournent court, car les nymphes venues d’Éthiopie, « the blackest nation of the world », rêvent de devenir « fair » et se voient conseiller un séjour sous le soleil plus clément de Jacques Ier. Le dénouement leur promet qu’elles seront « resolutely unbleached by the rays of James’ sun », ocrées par les rayons du soleil royal.
Selon les spécialistes, Richard Burbage, créateur du rôle d’Othello, portait probablement un maquillage noir car après lui c’est ce qu’ont fait tous les acteurs anglais jusqu’à Edmund Kean au XIXe siècle. On ignore quelles furent les réactions du public élisabéthain. L’unique témoignage visuel dit seulement que la troupe des King’s Men tirait des larmes au public, et l’élégie de Burbage évoque son interprétation du « grieved Moor » sans autre précision. Les propos effarouchés visant à éclaircir la couleur du noble Othello commencent bien plus tard. L’historiographe Thomas Rymer, en 1693, s’indigne des incohérences de la pièce : qu’on emploie des étrangers pour faire la guerre, passe, mais qu’un Noir devienne général, et qu’il épouse la fille d’un sénateur vénitien ! Le commerce triangulaire anglais, qui avait commencé sous le règne d’Elizabeth, est alors en plein essor. Dans son Voyage de Guinée (1705), Willem Bosman rapporte que les Africains diffèrent sur le sujet de la Création, car certains croient que Dieu a créé ensemble des Noirs et des Blancs, leur a offert le choix entre l’or et la connaissance des lettres, et donné la domination éternelle aux Blancs pour punir les Noirs de leur cupidité.
Avant la couleur de l’interprète, c’est celle du personnage qui va faire débat, peu après les classifications en races des premiers anthropologues. Le Public Advertiser de 1797 approuve le costume de Philip Kemble, « mais est-il nécessaire que le More soit aussi noir qu’un natif de Guinée ? ». En France, le dramaturge Ducis ne veut pas non plus d’un Othello noir, craignant de « révolter l’œil du public et surtout celui des femmes ». Pour Coleridge, « il serait monstrueux d’imaginer qu’une belle jeune fille vénitienne puisse s’éprendre d’un véritable nègre ». Charles Lamb juge cet amour admirable, mais il trouve révoltant qu’il s’adresse à un homme de couleur.
Depuis, les éditeurs font valoir qu’un Maure pourrait avoir le teint cuivré, comme l’ambassadeur d’Al Mansour venu récemment en Angleterre, ou comme le prince du Maroc dans Le Marchand de Venise, à la différence d’Aaron, le scélérat de Titus Andronicus, qui est « noir de suie » et croqué ainsi dans le dessin de Henry Peacham. Après tout, font-ils valoir, le raciste Iago qui le peint sous les traits les plus sombres n’est pas un témoin fiable. Peu importe qu’Othello l’affirme lui-même (« je suis noir ») et se laisse convaincre que son nom « est à présent souillé et noir comme mon propre visage », il a pu intérioriser les préjugés des Vénitiens au point de se voir par leurs yeux.
C’est avec le « tawny Moor » d’influence turque, interprété par Kean à Drury Lane en 1814, que l’exotisme perd sa noirceur. La mise en scène de Covent Garden (1825) avec l’Américain Ira Aldridge, premier interprète noir d’Othello, fait sensation et scandale : Shakespeare a écrit le rôle pour un homme blanc, à preuve, se plaint le critique du Times, ses « grosses lèvres » empêchent l’acteur de prononcer correctement l’anglais. Aldridge inverse les rôles en interprétant aussi des personnages d’homme blanc avec un fond de teint adéquat et une perruque – certes, des « méchants » un peu grotesques comme Richard III et Shylock –, tout en militant contre l’esclavage qui reste en vigueur dans les colonies britanniques jusqu’en 1833.
Un siècle plus tard, scandale encore quand Paul Robeson relève le défi au Savoy Theatre. Divers critiques s’indignent de le voir embrasser Peggy Ashcroft, ou trouvent sa jalousie d’autant plus crédible que Robeson appartient à une race qui sait se contrôler jusqu’à un certain point, et au-delà abandonne toute maîtrise. Ils évoquent alors la rage du tigre blessé, les grondements du lion furieux. Le contraste n’est plus tant une affaire de couleur que de culture entre les Vénitiens et le barbare qui réprime ses instincts sauvages pendant la première partie de la pièce puis se laisse emporter par la passion.
Ces préjugés exaspèrent des acteurs comme Sidney Poitier, qui refuse de présenter au public un Noir dans un rôle de dupe. Il faudra attendre 1999 pour voir un Noir, Ray Fearon, tenir le rôle sur la scène de Stratford. Le Ghanéen Hugh Quarshie joue Banquo, Marc-Antoine, Tybalt à la Royal Shakespeare Company (RSC), mais estime que se produire en Othello reviendrait à légitimer des stéréotypes raciaux, à moins de le montrer « réagissant au racisme, non lui en fournissant le prétexte ». Dix-sept ans plus tard, il cède pourtant à la demande pressante du directeur de la RSC, car, si le stéréotype persiste, c’est qu’ils ont été trop peu nombreux à interpréter le rôle : faire jouer Othello par des acteurs noirs « est la seule façon pour nous de traiter les traditions et hypothèses racistes sur lesquelles se fonde la pièce ».
Entre-temps, le vent a tourné. Au début des années 1980, Charles Michener exprimait dans Newsweek une opinion qui commence à s’imposer : « Que la plus noble victime tragique de Shakespeare doive être jouée par un Noir, cela semble aujourd’hui impératif. » Dernier Othello « blanc » britannique, à Washington en 1997, Patrick Stewart est entouré d’une distribution noire. C’est alors lui l’étranger, façon d’offrir une vision plus ample des fondamentaux du racisme. La Desdemona de Toni Morrison réinvente au héros un passé d’enfant-soldat capturé par les Syriens, et fait parler l’héroïne défunte des traumatismes infligés par la race, le rang social, le genre et la guerre.
Outre-Manche, où le colour-blind casting, la distribution en aveugle, exige du public qu’il ignore sa couleur, un acteur noir peut jouer un roi d’Angleterre ou un prince du Danemark. En France, sans jamais sacrifier la cohérence interne du spectacle, Peter Brook avait ouvert depuis longtemps la voie aux distributions multi-ethniques, parce qu’il est naturel à ses yeux que le théâtre reflète l’état de la société de son temps. Mais, lors de l’ouverture du festival d’Avignon 2015, Télérama titre « Ça manque de couleurs » : « À quand un Alceste joué par un Arabe ou un Noir ? » En proposant le rôle d’Othello à Philippe Torreton, Luc Bondy suscite de vives protestations, adressées au ministère de la Culture : les grands rôles du répertoire où des acteurs racisés peuvent montrer leur talent sont trop rares pour qu’on les laisse à un comédien blanc. Dans un docte exposé sur son blog du Club de Mediapart, « Philippe Torreton dans Othello ? More de rire », Robert Chaudenson, le linguiste fondateur de la créolie, lance sa « flèche fatale, bien pire que celle du Parthe » selon lui, en s’appuyant sur les définitions du Littré : « Othello tout More qu’il est n’est pas noir ! »
Aujourd’hui, tout acteur qui voudrait se noircir le visage pour incarner Othello s’expose au délit de blackface. Dernièrement, Gérard Darmon s’est attiré les foudres des réseaux sociaux lorsqu’il a fait circuler une photo de lui en Othello pour un futur épisode de la série Capitaine Marleau. Un internaute, tels Chaudenson et les érudits du XIXe siècle, s’étonnait de le voir « grimé en noir (#Blackface) pour jouer Othello de Shakespeare. En plus d’être de mauvais goût, Darmon est un Juif séfarade d’Afrique du Nord, sa couleur de peau naturelle correspond donc au personnage (un maure) sans maquillage ». Darmon s’est d’abord défendu en disant qu’il voulait rendre hommage à Orson Welles, avant de retirer sa photo de Facebook.
Si les accusations de blackface étaient parfaitement ineptes dans le cas des Suppliantes à la Sorbonne, elles sont plus compréhensibles, de même que les soupçons de stéréotypes raciaux, au vu des nombreuses parodies burlesques d’Othello, très courues déjà au XIXe siècle de part et d’autre de l’Atlantique. L’historienne Elisabeth Viain le confirme dans un article intitulé « Le scandale du blackface sur les scènes de théâtre » : « la pratique du “blackface” (une personne blanche se maquille la peau pour caricaturer une personne noire) est un phénomène très ancien, que certains historiens font remonter au XVe siècle, à l’époque de l’exhibition des premiers esclaves noirs en Europe ». À souligner qu’ici le scandale commence avec le projet de « caricaturer une personne noire ».
Orson Welles, loin de caricaturer son personnage, en faisait comme de Desdémone un être trop intègre pour déjouer les manipulations d’un traître, couple idéal dont la mort laisse la cité tragiquement appauvrie. Désormais, les réactions violentes à tout ce qui pourrait évoquer les infamies du blackface se focalisent sur la couleur du maquillage d’Othello plus qu’elles n’interrogent sa personnalité, au point que ressurgissent les anciens arguments qui voulaient faire de lui un Maure à peau claire. C’est bien pourtant la révision la plus raciste qu’on puisse trouver pour excuser l’audace de Shakespeare, un couple sublimant l’union des couleurs, et la plus insultante pour les Nord-Africains, qui devraient remplacer les Noirs dans le rôle du sauvage incapable de réprimer ses passions.
Plus encore que Le Marchand de Venise, Othello est devenue une zone de conflits, criblée d’injonctions contradictoires. Equity, le syndicat britannique des artistes du spectacle, veille au respect d’un système de quotas qui impose à toutes les productions bénéficiant d’argent public de recruter un certain pourcentage d’acteurs issus de la diversité ethnique, de femmes et de handicapés. Le principe du colour blind casting cède au principe de discrimination positive qui met le rôle d’Othello « off limits » pour les acteurs blancs. Dernier servi, le metteur en scène qui voudrait construire son spectacle autour de l’interprète idéal du rôle. Florian Zeller a écrit Le Père pour Robert Hirsch, puis fait appel à Anthony Hopkins pour The Father couronné d’Oscars : « Son visage s’imposait à moi… Et je pressentais qu’il serait exceptionnel dans ce rôle. Au fond, c’est pour cette unique raison que j’ai voulu faire ce film en anglais. » Un exemple de succès qui appartient peut-être déjà au passé. À moins d’adopter le point de vue d’Arnaud Churin, metteur en scène aux Abbesses d’un Othello « photonégatif » comme celui de Patrick Stewart, avec dans le rôle-titre le seul acteur blanc de la distribution : « il faut que les Noirs jouent massivement des Blancs. Après, seulement, on pourra dire que tout le monde peut jouer n’importe qui ». Espérons.