Politiques et rhétoriques de la marchandise

Voici un gros livre consacré à l’histoire de la fédération des « Six Corps », l’association des corps marchands les plus prestigieux dans le Paris du XVIIIe siècle. Drapiers, épiciers, merciers, pelletiers, bonnetiers et orfèvres dominent le commerce de la ville, accaparent le pouvoir municipal et exercent une influence politique à l’échelle du royaume. On doit à l’imposant travail de Mathieu Marraud de mieux connaître ce symbole du corporatisme, qui joue sous l’Ancien Régime un rôle primordial dans la société parisienne.


Mathieu Marraud, Le pouvoir marchand. Corps et corporatisme à Paris sous l’Ancien Régime. Champ Vallon, coll. « Époques », 512 p., 30 €


La fédération des Six Corps constitue un regroupement singulier, une sorte de « supra-corporation » sans équivalent dans les autres villes du royaume. Rassemblant environ le dixième des presque 4 000 maîtres parisiens au début du règne de Louis XVI, elle représente une force économique de toute première importance. Mais, pour Mathieu Marraud, les Six Corps seraient moins une institution de régulation économique, censée définir des normes de production et de commercialisation, visant à régler la concurrence comme à organiser le contrôle et la reproduction de la force de travail, qu’un espace de fabrication de la notabilité, habité par des dynamiques de distinction et de différenciation sociale. La compréhension du fait corporatif doit, selon lui, s’affranchir du fonctionnalisme et de l’utilitarisme qui s’attachent souvent aux approches socio-économiques du monde des métiers. Située au sommet de la pyramide corporative, la fédération des Six Corps a d’abord vocation à assurer la domination d’une élite marchande sur le monde de la production artisanale et, plus encore, à garantir à ses membres une sorte d’exclusivité de l’accès aux charges de la municipalité et du consulat où se jugent les contentieux commerciaux.

Le pouvoir marchand, de Mathieu Marraud : l'histoire des « Six Corps »

« Les six corps de marchands » par Augustin Dupré (1788) © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

Cette prétention à représenter les intérêts du commerce et à symboliser une identité bourgeoise constituant une alternative aux voies de l’honorabilité nobiliaire est aussi étroitement liée aux évolutions de l’État monarchique. En effet, ce dernier favorise cette dynamique d’incorporation ; il cherche à en tirer un profit politique, puis la perturbe au fil du temps du fait de ses exigences financières, de son développement bureaucratique et administratif. On avance dans l’ouvrage à travers une succession de chapitres, mi-chronologiques mi-thématiques, qui retracent les évolutions des corps et de leur fédération entre le XVIe et le XVIIIe siècle, ainsi que celles de leurs rapports avec la monarchie et les principales institutions de la ville.

De la fin du XVIe siècle au milieu du siècle suivant, les Six Corps se forgent littéralement en dehors de tout cadre réglementaire, à travers leur participation aux manifestations et aux dépenses d’un cérémonial à la fois civique – celui de la république urbaine – et royal, en pleine expansion, qui s’exprime à l’occasion des naissances et des mariages princiers, des grands événements politiques, diplomatiques et militaires. Vers 1650, les Six Corps apparaissent à l’articulation du pouvoir central et des institutions locales, la Fronde (1648-1653) marquant l’émergence d’un lien quasi contractuel entre cette fédération marchande et la monarchie, en particulier grâce à la reconnaissance de sa prééminence dans la désignation aux charges de l’Hôtel de Ville et du consulat, également grâce à la mise en place d’un dialogue privilégié entre l’échevinage et le gouvernement royal.

Le long règne de Louis XIV est à la fois une période de stabilisation et de renforcement de ce dialogue entre les Six Corps et la monarchie, mais aussi le moment où se nouent les contradictions qui vont s’aiguiser au siècle suivant. Les exigences fiscales de l’État nourrissent un endettement chronique et pèsent sur le fonctionnement interne des corporations. Cet endettement, et les politiques menées au XVIIIe siècle pour le combattre, créent des divisions au sein des corps marchands eux-mêmes ; ces divisions augmentent leur agressivité envers les autres corporations et envers les ouvriers dits « sans qualité », c’est-à-dire travaillant hors du cadre corporatif. Par ailleurs, le développement bureaucratique de l’administration dilue progressivement les liens personnels que les Six Corps avaient su nouer au fil du temps avec le roi ou ses principaux ministres tandis que le pouvoir de représentation des intérêts de la marchandise qui leur était reconnu s’efface devant la montée en puissance du Conseil du Commerce sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Enfin, « l’idiome » des Six Corps, supposant une sorte d’autogestion harmonieuse de la fédération par ses membres, correspond de moins en moins à la réalité pratique d’un pouvoir accaparé par une minorité de familles et de « grands » marchands face à des confrères qui connaissent une grande diversité de situations et de fortunes. En 1776 , l’abolition des corporations voulue en février par le libéral Turgot, puis leur refondation en août sous le gouvernement de Necker, consacrent le délitement des anciennes pratiques délibératives communautaires. Ces deux réformes, apparemment contraires, confortent finalement l’emprise monarchique sur les métiers et marquent le crépuscule institutionnel de cette élite marchande, comme du corporatisme d’Ancien Régime en général.

Le pouvoir marchand, de Mathieu Marraud : l'histoire des « Six Corps »

« Le Mercier » par Jean-Baptiste Bonnart (XVIIIe siècle) © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

La lecture de ce travail d’une érudition impeccable est exigeante, mais on en retient des apports significatifs pour la compréhension et l’étude du corporatisme. Par exemple, dans le domaine aride des finances des communautés de métiers, grâce à l’étude précise des mécanismes de l’endettement des corps. Mais surtout, le goût de Mathieu Maraud pour l’archive dans sa matérialité et pour l’étude des textes, son appétence pour le droit, produisent des analyses stimulantes sur le discours que ces corporations tiennent sur elles-mêmes, sur la constitution et l’usage de leur « mémoire », sur la sédimentation de leurs papiers. Une attention remarquable est prêtée aux formes et aux signes du langage politique, incluant une étude de la gestuelle cérémonielle et du vêtement d’apparat. De nombreuses remarques portent sur les rituels, sur les formes de dialogue et de négociation qui existent entre les Six Corps et des institutions royales comme le Parlement ou le Châtelet, entre les Six Corps et les principaux personnages de l’État (le roi, tel ministre, tel haut magistrat), dans diverses circonstances.

Le livre de Mathieu Marraud souligne l’habileté politique des Six Corps, leur capacité à légitimer leur supériorité et à exclure longtemps les corps concurrents, notamment ceux des libraires et des marchands de vin, de l’exercice des charges municipales et consulaires. Cette habileté s’exprime à travers un art consommé de maîtriser, voire d’instrumentaliser, le contentieux et la jurisprudence. En étudiant finement les effets du développement administratif de la monarchie, dont les exigences règlementaires et les pratiques bureaucratiques subvertissent progressivement les modes de fonctionnement coutumiers des Corps, Mathieu Marraud s’inscrit avec intelligence dans le renouvellement des réflexions historiographiques sur la construction de l’État moderne.

L’accent presque exclusif que la démonstration met sur les réalités politiques, institutionnelles et socio-juridiques du corporatisme soulève néanmoins quelques questions. Les chapitres VI et IX décrivent ainsi la « belligérance » permanente qui accompagne le déploiement de la puissance publique et commerciale des Six Corps. Elle s’exerce à l’encontre des autres corps de métiers, mais aussi des détenteurs de multiples privilèges susceptibles d’entrer en conflit avec ceux de la fédération : communautés religieuses, seigneurs ou Grands, propriétaires d’enclos privilégiés qui sont soustraits à la juridiction des corporations et où peut se déployer le travail « non corporé ». Cette conflictualité, nourrie par les questions financières, se décline aussi à l’intérieur même des Six Corps au détriment des maîtres ordinaires, exclus des leviers de commande de la fédération.

Le pouvoir marchand, de Mathieu Marraud : l'histoire des « Six Corps »

Mais les motifs économiques, congédiés au départ de l’étude, ne sont-ils pas – aussi – l’un des ressorts de cette belligérance ? En fait, bien des pages du livre de Mathieu Marraud évoquent ces enjeux économiques : division du travail entre marchands et artisans, phénomènes de sous-traitance, investissement des corps dans les manufactures provinciales et efforts pour les intégrer dans leurs « monopoles ». Dans quelle mesure la défense des droits des Six Corps, leurs relations avec les fabricants et les négociants d’autres villes, ne relèvent-elles pas d’une aspiration à une organisation des marchés bien ordonnée ? Si l’on peut concevoir que les catégories de pensée des Six Corps, ou les principes qui guident leur action, ne s’expriment pas d’abord en termes économiques, cela signifie-t-il que les faits qui motivent telle ou telle procédure contentieuse et inspirent tel argumentaire ne sont pas de l’ordre de l’économie ? Est-il totalement inenvisageable que l’on instrumentalise le droit pour dissimuler de tels enjeux ?

L’importance et la fonction que l’on doit accorder à cette conflictualité structurelle suscitent également le débat car celle-ci tend à minorer et, peut-être, à sous-estimer la persistance au XVIIIe siècle d’une autre vision de la vie corporative, plus agrégative, plus festive, plus solidaire, telle qu’elle s’exprime encore à travers les confréries de métiers. Alors qu’aujourd’hui l’historiographie européenne nuance beaucoup l’interprétation libérale longtemps prédominante des corporations, vues comme des institutions sclérosées et moribondes, cette image d’une construction fondée sur des rapports de force constants, peut-être tributaire des sources consultées ici, n’est pas forcément généralisable. Il n’en reste pas moins que Le pouvoir marchand constitue une importante contribution à l’étude d’un imaginaire et d’une rhétorique du commerce, confrontés à ceux de l’office et de la noblesse des Temps modernes. Il invite à comprendre autrement les mécanismes corporatifs et leurs évolutions, les affrontements socio-politiques qui sont à l’œuvre au sein de la bourgeoisie parisienne au XVIIe et au XVIIIe siècle. En tournant les pages de l’ouvrage de Mathieu Marraud, on se prend à penser que l’histoire sociale a de beaux restes !

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