Le Nouveau Roman par ceux qui l’ont fait

Tandis que Gallimard vient d’intégrer à son groupe les éditions de Minuit, la maison historique du Nouveau Roman, un volume de lettres inédites paraît – chez Gallimard, et non Minuit –, rassemblant des lettres échangées entre 1946 et 1999 entre les sept écrivains.


Nouveau Roman. Correspondance, 1946-1999. Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon. Édition de Carrie Landfried et Olivier Wagner, sous la direction de Jean-Yves Tadié. Gallimard, 325 p., 20 €


Ils sont tous là, de Michel Butor à Claude Simon, sous la forme de 243 lettres où la correspondance entre Alain Robbe-Grillet et Claude Ollier se taille d’abord la part du lion, parce qu’ils furent de vrais amis dès l’âge de 21 ans, s’étant rencontrés en Allemagne, à la « faveur » du STO, en 1943. Mais les cinq autres membres du septuor du Nouveau Roman, dont la doyenne est Nathalie Sarraute (née en 1900), suivie à distance, en ancienneté, par Claude Simon (né en 1913) et le benjamin Michel Butor (né en 1926) – les deux derniers par ordre de présence épistolaire étant Claude Mauriac et Robert Pinget, qui naissent respectivement en 1914 et en 1919 –, sont également bien représentés, chacun par plusieurs lettres au contenu notable.

Le menu fretin des échanges sociaux (simples billets informatifs ou mondains), qui obère trop souvent les correspondances exhaustives, ayant été écarté par les éditeurs, l’ensemble donne non pas une chronique – il y a beaucoup trop peu de lettres écrites ou conservées – mais un excellent film accéléré de ce mouvement, le Nouveau Roman, ainsi baptisé, de manière dépréciative, par le critique traditionaliste Émile Henriot, arbitre des élégances littéraires du journal Le Monde.

De 1946 à 1999, les lettres inédites du Nouveau Roman

Jean Ricardou (à gauche) et Claude Simon à Cerisy © CC/Philippe Binant

Le Nouveau Roman se montra actif durant plus de cinquante ans et ne prit pas pour autant la forme d’une véritable école. L’introduction de Carrie Landfried et Olivier Wagner, remarquable de clarté et de précision, le montre bien, dans son effort inédit (on n’avait jamais encore publié de correspondances croisées d’un si grand nombre d’écrivains) pour restituer les couleurs d’un groupe qui a effectivement défini par ses ouvrages une tendance nouvelle de l’écriture romanesque et défendu ses choix contre la masse formidable du roman et de la critique consacrés.

En reconstruisant en quatre épisodes (prodromes, apogée, différenciation des trajectoires, consécration puis effacement) cette grande aventure iconoclaste, épisodes de durées très inégales (10 ans, 5 ans, 8 ans, 28 ans), les éditeurs soulignent, par la structure même de leur démontage, que le moment n° 2, celui de l’apogée et du triomphe apparent d’une littérature où la transformation du matériau tiré du réel trivial par la puissance révolutionnaire de l’écriture substituait au respect du petit fait vrai la création par l’imaginaire d’une réalité purement textuelle, donc effectivement nouvelle, ce moment inauguré par La jalousie de Robbe-Grillet (1957) et la réédition de Tropismes de Nathalie Sarraute, publié en 1939 mais alors méconnu, a été excessivement court : cinq ans, de 1957 à 1962, date où sortent, aux éditions de Minuit, à la fois l’admirable Inquisitoire de Robert Pinget, Instantanés de Robbe-Grillet et Le palace de Claude Simon. L’étape suivante (1963-1971) est certes celle des accomplissements, mais le fait que le prix Médicis, pourtant fondé en 1958 dans le but explicite de promouvoir les auteurs qui offraient une nouvelle façon d’écrire, et dont Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute étaient membres, ait échoué à faire couronner L’inquisitoire, est hautement significatif de la résistance et de la victoire à venir des Anciens contre les Modernes.

Le Nouveau Roman a eu ses heures de gloire médiatique. Robbe-Grillet lui-même, ainsi que Sarraute, seront célébrés et vendront bien certains de leurs livres. Mais, dans l’ensemble, le mouvement demeurera cantonné au public, notamment universitaire, le plus élitaire qui soit et ne suscitera aucune mutation en profondeur du paysage éditorial. Cinq ans après la disparition, en 2016, du plus jeune, prolifique et d’ailleurs très tôt dissident de ses principales figures, Michel Butor, qu’en reste-t-il dans une production romanesque vouée à l’enquête journalistique teintée de sociologie, submergée par l’évocation très classique des « problèmes d’époque » ou par l’évocation ressassée d’anecdotes jugées authentiques parce qu’elles reposent sur l’expérience même du « vécu » ?

Il n’est toutefois pas surprenant de constater l’oubli dans lequel est tombé, sans grand espoir de résurrection future, un mouvement d’autant plus problématique qu’en ses meilleurs achèvements – Le libera de Robert Pinget en 1968, Leçon de choses de Claude Simon en 1975, Topologie d’une cité fantôme de Robbe-Grillet en 1976, et ce chef-d’œuvre absolu, L’acacia de Claude Simon en 1989, quatre ans après que le prix Nobel eut été décerné à son auteur, à la consternation des critiques français les plus réactionnaires – il ne cachait pas sa filiation avec le surréalisme, et traitait la prose comme l’aurait voulu Mallarmé, c’est-à-dire en ne la distinguant de la poésie que par une « accentuation » un peu moins marquée de la langue.

De plus, les écrivains cités ci-dessus n’ont en fait guère de ressemblance entre eux, ayant plutôt cultivé chacun la pleine liberté de l’imaginaire, et seule les unissait leur appartenance conjointe à la même écurie, celle des éditions de Minuit où Robbe-Grillet, depuis la publication des Gommes (1953), formait avec Jérôme Lindon une équipe témoignant d’une ambition commune, qui allait tenter d’imposer aux milieux intellectuels le label Nouveau Roman, label qu’on peut donc considérer au moins autant comme une marque – rassemblant des crus divers – que comme une école.

De 1946 à 1999, les lettres inédites du Nouveau Roman

Cette riche correspondance fait à merveille ressortir la diversité des tempéraments et des destinées. Peu de rapport entre le fantaisiste passablement déjanté Pinget, qui partage humour fracassant, impécuniosité et irrémédiable mélancolie avec  son compatriote suisse Robert Walser, le méticuleux et angoissé Claude Ollier, l’habile mais charmant calculateur Robbe-Grillet, et Claude Simon, ancré dans sa réalité terrienne par son métier de vigneron et par ailleurs sans doute le plus « artiste » de tout le groupe.

Tous les membres du Nouveau Roman ont reçu une bonne éducation bourgeoise et possèdent le capital culturel qui va avec. Néanmoins, certaine distinction mondaine, outre l’élément déterminant qu’est l’âge, rapproche Claude Mauriac (né en 1914) de Nathalie Sarraute, la grande dame russe de quatorze ans son aînée ; devenus amis sincères et fidèles, ils seront rejoints dans cette proximité « de classe » par Michel Butor, pur produit de l’Université.

Robbe-Grillet, ingénieur agronome de formation, et Claude Ollier, administrateur dans le cadre du protectorat français au Maroc, sont plus liés à Robert Pinget, qui a fait des études de droit et n’a que trois ans de plus qu’eux. Exploitant agricole, ex-peintre raté, d’une jalouse indépendance, Claude Simon quant à lui tient presque le rôle du cavalier seul (ce cavalier qu’il était en 1940, à 27 ans, lors de la défaite, et qui figurera comme narrateur dans nombre de ses livres où les souvenirs autobiographiques – au rebours de la doctrine du Nouveau Roman – ont une si grande part).

Là-dessus intervient le sort inégal des livres. À la réussite des uns, même si elle est tardive (Sarraute, Simon) ou sporadique (Robbe-Grillet, mais son rôle de chef de file lui assure un public international, et puis il se rattrape au cinéma), s’oppose l’échec relatif (Pinget, qui a tout de même des satisfactions d’estime au théâtre) ou total de certains autres (Claude Ollier, qui pourtant l’emporte par sa verve, son honnêteté critique, sa lucidité, dans cette correspondance). Habent sua fata libelli, rappelait Cendrars. Le sort a été injuste envers Claude Ollier, qui, comme Du Bellay, aurait pu dire : « Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau ».

Notons enfin que, faute de documents, ce livre ne saurait être exhaustif. Des écrivains considérables (Beckett, Duras) manquent au tableau. Notons aussi que les écrivains présents, qui n’ont vraiment vécu que pour et par leurs livres, parlent bien rarement métier dans leurs lettres. Sauf Claude Ollier, précisément, dont j’ai souvent salué les prouesses d’écriture dans La Quinzaine littéraire, et parfois un peu Claude Simon, pour se démarquer du terrorisme anti-humaniste de Jean Ricardou, organisateur doué de l’enterrement du Nouveau Roman par le biais de colloques. D’un côté le romancier méconnu, de l’autre le prix Nobel conspué en son propre pays. Y a-t-il leçon à tirer de ce rapprochement ? Aucun, sinon que le succès des livres est tout, sauf littérature.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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