Les blancs du poème

Hors série Blanc En attendant NadeauGérard Noiret choisit une forme libre, presque aphoristique, qui entremêle réflexions, citations et souvenirs personnels, pour explorer la forme du poème, la nature d’un blanc dans le texte et pour mieux considérer et comprendre le vers poétique.

Hommage à Lionel Ray

« Le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le sens. » Reprendre la définition de Paul Valéry, remplacer hésitation par contradiction, chercher  où l’inscrire – seule ou pas – sur la page, puis passer à autre chose.

DE L’HIMALAYA (°)

C’est un matin comme tant d’autres à suivre les cordées qui ouvrent des voies nouvelles. Sur le mur en face de soi. Les pieds calés par la seconde chaise. La petite bête sur tes genoux. Du café à portée de la main.

(°) Pendant quarante ans, on a mis en pile les livres de poèmes reçus afin de les lire le lendemain à 5 h, en prenant le temps de réfléchir  à la coupe des vers, comme si elle comptait plus que le sens.

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Pour les vers, le blanc de la page n’est pas un support neutre, comme dans les romans. Le mot placé avant la coupe (y résonne) (s’y prolonge). Ou pas. D’où la pertinence pour la lecture muette de la formulation de Claudel : l’œil écoute.

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D’où la différence entre Terraqué et d’autres livres de Guillevic. Lorsqu’il m’avait demandé pourquoi je n’avais pas écrit sur eux malgré l’admiration que je lui portais, je lui avais répondu qu’il faisait du Guillevic, qu’on pouvait couper ailleurs ses vers à condition de respecter une brièveté. Sa femme m’avait approuvé. La dédicace du livre suivant faisait allusion à cette discussion.

Les blancs du poème : une forme libre de Gérard Noiret

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Pour leurs calligrammes, les poètes utilisent la force visuelle du langage. Ils font du blanc un équivalent du tableau. Ils utilisent la surface de la page ou celle de la double page.

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Il en va de même pour les poèmes « en archipel ».

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Pour le lecteur du Coup de dés de Mallarmé ou de Dans la chaleur vacante d’André du Bouchet, le blanc est un champ mental. D’où le problème avec la numérotation.

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« Peser de tout son poids sur le mot le plus faible jusqu’à ce qu’il éclate et livre son ciel. » (André du Bouchet)

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À la fin du vers : ce vide où les chevaux poursuivis par les chasseurs préhistoriques sautaient en ruant dans le vide.

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 Un blanc est un blanc est un blanc est un blanc…

(d’après Gertrude Stein)

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J’aurais mieux fait de reprendre mes études où elles n’ont pas commencé, plutôt que de perdre mon temps à me frotter la lecture au papier de verre, comme Arsène Lupin avant de se confronter à un  coffre.

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Lecteur de Meschonnic, ressentir l’onde rythmique qui va de la frappe initiale à la coupe, via l’espace entre les mots, et sa reprise (ou non) au vers suivant

Les blancs du poème : une forme libre de Gérard Noiret

Henri Meschonnic à son bureau, photographié par Catherine Zask (1984) © CC/Catherine Zask

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Ne pas oublier la remarque de Pascal Quignard : l’usage systématique du blanc dans la modernité est l’équivalent des chevilles de l’écriture classique.

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Dans un premier temps, le blanc bonifie. Les phrases coupées, qui obéissent à une logique d’analyse grammaticale, lui doivent de faire un temps illusion. Deux ou trois. Comme les haïkus occidentaux qui se limitent aux apparences.

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 « … élucider ce qu’on peut nommer le paradoxe du vers libre : à savoir qu’il ne l’est pas et que, loin de réussir à délivrer la poésie française des contraintes qui historiquement pèsent sur elle, son adoption a réussi en définitive à leur assurer un sursis en les maintenant sous une forme dissimulée ; il se révèle être un instrument privilégié de la survie de l’ancien. Cet échec du vers libre éclate inséparablement de son triomphe »

 Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre

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Reste que cette analyse n’a pas le même poids selon qu’elle est signée par l’auteur de Quelque chose noir ou par celui de La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains.

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 « Le vers libre est libre de tout, sauf de ne pas être un vers » (Jean Tortel)

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Une  rime  n’est pas un son qui revient, mais un son qui-vibre -dans-du-blanc qui revient.

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Confondre le blanc de la page et le silence d’une salle (mais aussi la voix de l’auteur et la voix du lecteur) résulte  d’une incompréhension. Aucune lecture muette ne restitue le concret de l’oralité (et l’inverse). Il n’y a pas dans le silence d’équivalent direct possible du blanc, du tourner de la page ou de la saisie globale qu’opère l’œil. Il n’y a pas plus de « lecture » de l’imprimé  que de traduction de l’original.

Les blancs du poème : une forme libre de Gérard Noiret°°°

Comme le montre Cent phrases pour éventails de Claudel,  texte imprimé et texte calligraphié ne disent pas la même chose.

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Le texte écrit doit mourir avant de renaître dans la dimension orale. Il y a un tel gain de plaisir, de partage et de sensations qu’on se console vite de ce qui se perd dans la métamorphose. Surtout que les livres continuent d’exister.

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On ne compte plus le nombre de poètes qui lisent autre chose que ce qu’ils ont écrit, incapables de respecter leurs coupes, niant qu’il faille éduquer sa voix. Surtout si dans l’existence on est un adepte du cours magistral. Lisant, Claudel est moins vieille France que Breton, Prévert bonifie ses poèmes, et Prigent est en accord avec ses thèses.

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Il est vrai qu’on ne compte pas non plus le nombre de comédiens qui théâtralisent un poème, tombant dans le piège du personnage, de la dramatisation, de l’interprétation du contenu, du continu.

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Les poètes de l’oralité (Ghérasim Luca) sont, la plupart du temps, trahis par l’impression sur papier.

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Ou utilise trop souvent avec les ordinateurs les vers centrés, sans avoir une idée de ce qu’est le blanc du décalage de gauche. Écrire, ce n’est pas utiliser les touches de leur clavier parce qu’elles existent.

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Le défilement d’internet n’est pas l’équivalent de la page.

Les blancs du poème : une forme libre de Gérard Noiret

Maquette autographe de « Jamais un coup de dé n’abolira le hasard » de Stéphane Mallarmé (1897)

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Devant ces poèmes qui, sur internet, n’ont résolu que le problème de la publication, voir qu’ils s’inscrivent dans une autre temporalité, que le « défilement » ouvre des perspectives… imaginer comment les liseuses transformeront les volumes d’œuvres complètes et leurs archives… constater que les poèmes politiques sont souvent bonifiés sur l’écran… admettre qu’on est peut-être devenu le vieux peintre d’Un dimanche à la campagne… puis s’asseoir les pieds sur le barreau de la seconde chaise, se réjouir que les chiens ne transmettent pas le virus et, de nouveau, lever la tête.

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 « …dans le Tractatus, il y a la distinction entre le dicible et l’indicible – le fait que les choses les plus importantes ne peuvent pas se dire, mais seulement se montrer – ce qui crée immédiatement la tentation d’essayer de les dire de façon détournée. Évidemment, cette tentative n’est pas du tout wittgensteinienne, car, comme l’avait dit Ramsey, ce qu’on ne peut pas dire, on ne peut pas non plus le siffler. »

Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel

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Une page sans blanc à laquelle manquent les contours.

(d’après Lichtenberg)

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