Signes des temps

Hors série Blanc En attendant NadeauQuand on lui dit « blanc », l’écrivain Christophe Manon, auteur de nombreux recueils et de deux romans dont Pâture de vent, répond par un poème en prose sur le temps.

Les écrivains autour du blanc : un poème en prose de Christophe Manon

Fons Heijnsbroek, « Red round Spiral Mandala » (2000) © CC/ Fons Heijnsbroek

Mais le temps, le temps est, le temps est de toutes choses, de toutes choses il est la plus variable. Il pleut. Ou bien une petite robe moulante avec un pull mohair. Et les portraits posés sur la cheminée. Comme j’adorais te regarder te caresser, comme cela m’émerveillait et stimulait mon ardeur et comme j’aurais voulu que cela n’eût point de cesse. Ferme les yeux, ouvre la bouche. Que le diable l’emporte. Mystère et boule de gomme. Veux-tu donc cesser de gigoter ainsi, t’es point si douillet, dit-elle en me frictionnant énergiquement le dos. D’avoir les yeux plus gros que le ventre. D’avoir mille fois raison. D’aller chercher le lait à la ferme d’à côté. De vivre en essayant de faire à autrui le moins de mal possible. De dire les choses telles qu’elles sont. D’étudier les subtils et complexes rouages du cœur humain. C’est toujours la même chose, toujours la même chose. De part et d’autre ou d’autre part mais quand bien même. Disparaître. Tout doit disparaître. Le geste d’esquive et le geste fatal ne sont qu’un seul et même geste. Aucune attente, beaucoup d’attente ou si possible. Et le regard du vieux chien couché dans la cuisine sur le sol en terre battue, la tête entre les pattes. Donné, repris, volé. Il y a du bleu cobalt, il y a du noir, il y a du vert, du rouge, du blanc, de l’orange, du rose, du gris souris, il y a brique et pomme et marine et citron, il y a jaune, or, brun, violet, pourpre et blanc. À se serrer la ceinture. « Cousinage, dangereux voisinage. » Toujours le mot pour rire. Il n’y a rien à voir, absolument rien, derrière la porte close. Est-ce bien clair ? Que veux-tu ? Qu’as-tu, mais qu’as-tu donc ? Ce qui fut ne peut pas ne pas avoir été. Mais j’en sais fichtre rien. À boire de la tisane. À donner du grain aux poules. À faire une croix sur le pain avant de le couper. Il y avait Vincent, Isabelle, Olivia, Marc, était-ce une utopie ? Elle n’a pas résisté aux intempéries. Ivres et pourtant gais. La serpe, le râteau, la pelle, la binette, l’arrosoir, la fourche, le seau, le sarcloir, la brouette, la pioche, le sécateur, le grand bidon rempli d’eau de pluie. J’éprouvais de la jalousie, j’avais envie de la tuer, j’aurais pu la tuer, j’ignore ce qui m’a retenu. Presque. Presque rien ou pas du tout. Nous sommes allés trop loin. Plus je te regardais plus je te désirais moins je pouvais te parler. Les insectes dansaient dans la lumière des phares et venaient s’écraser sur le pare-brise, la route n’en finissait pas de tourner. Dans la cuisine. Dans la chambre. Dans la grange. Dans les champs. Dans le grenier. Sur le canapé du salon. Debout contre le mur, les jambes écartées. Un jour et un autre et c’est la nuit. Dans un sens ou dans l’autre. Bientôt, très bientôt, tu seras là. Ici et maintenant. C’est la loi du plus fort. La peur des araignées et des chauves-souris, toutes les petites bêtes qui grouillent dans les encoignures, et je voyais des ombres monstrueuses derrière les tentures des rideaux. Non. S’il te plaît, éteins la lumière, dit-elle, s’il te plaît. Rien ne dure toujours. Quelle heure ? Veux-tu bien descendre à la cave ? Quel jour ? À 8 ans, à 9 ans, peut-être à 10. Je respire lentement. Le papier tue-mouche au-dessus de la table. Et s’il ne revenait pas ? Tout nu dans la bassine en plastique rouge. Ils ne sont pas encore morts. C’est comme une panique, un moment de panique, un vent de panique, comme un tourbillon de panique. Bientôt, très bientôt, je ne les verrai plus, sauf peut-être en rêve. Il pleut. Qui le sait ?

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