Dans le rachat récent des éditions de Minuit par le groupe Madrigall, la maison-mère de Gallimard, on peut voir une continuité historique, un rassemblement d’images et de valeurs d’excellence, mais au premier chef, et au premier degré, une étonnante convergence graphique : un monopole des couvertures blanches serait-il en voie de constitution ? L’éditeur Benoît Virot, qui a fondé Le Nouvel Attila (récemment intégré au groupe du Seuil), s’interroge sur la permanence et la circulation du blanc sur les couvertures des livres français.
« Pouvez-vous me citer des maisons d’édition atypiques ? » est l’une des questions que je pose chaque début d’année aux étudiants en édition. « Minuit », me répondit il y a deux ans, à Aix, un jeune homme hésitant.
« Pourquoi Minuit ?
– Parce qu’ils font toujours le même… » (longue hésitation)
Sans savoir s’il désignait le texte ou la couverture, j’ai complété la phrase de ce jeune homme : « Voilà. Parce qu’ils font toujours le même livre. » Une pureté esthétique symbolisée par une permanence graphique : l’une de ces fameuses couvertures blanches qui cadrent le paysage éditorial français du dernier XXe siècle.
Gallimard et la plupart de ses collections, P.O.L, Verticales, Minuit… ne manquent que L’Olivier et le domaine contemporain de José Corti pour rassembler sous le même étendard l’éventail des grandes maisons de fiction françaises. La « couverture blanche » (expression choisie pour l’association presque syllabe à syllabe avec d’autres mythes du XXe siècle que sont la « collection blanche », l’« écriture blanche » et la « littérature blanche ») est associée dans l’inconscient collectif au prestige français.
Au fur et à mesure des succès glanés par Gallimard, décisifs à partir du début des années 1930, et des hommages ou imitations même inconscients de ses successeurs, la couverture crème, ornée d’un monogramme et d’un double liseré rouge et noir avec alternance de couleurs d’une ligne à l’autre, devient une référence implicite, comme si elle avait marqué une date, une rupture avec les décennies précédentes. Nombre d’éditeurs vont s’inscrire dans cette voie.
1942, Minuit. Vercors dessine, au plus pur de la clandestinité, la fameuse couverture « sans filet », avec un seul monogramme (comme Gallimard), qu’encadrera quelques années plus tard un liseré bleu, avec alternance de couleurs ligne à ligne. Ce gabarit s’appliquera à tous les textes, littérature (texte bleu et noir) comme essais (texte rouge et bleu), hormis la collection « Le sens commun » de Pierre Bourdieu ou des ouvrages exceptionnels comme le Dictionnaire historique des rues de Paris de Jacques Hillairet (la collection traduite « Voix d’outre-monde », dont le nom répété formait un cadre de mots autour du titre, a duré peu de temps).
1952, le Seuil. La couverture est d’abord blanche avec des titres forts assortis de larges filets ou ornements dans les années 1950 (Chris Marker est logé à la même enseigne que Don Camillo, dans des couvertures blanches, certes, mais non exemptes d’un certain baroque), puis les très épurés « Cadre rouge », « Cadre vert » et « Cadre gris » (celui-ci appartient à Tel Quel) apparaissent à partir de 1958.
1962, 10/18, qui n’a pas encore été repris par Christian Bourgois, innove en faisant des livres de poche blancs. Ce sont essentiellement des classiques, à l’exception de quelques auteurs du Nouveau Roman comme Claude Simon. En 1966, c’est justement Christian Bourgois qui adopte le blanc immaculé, beaucoup plus radical que Gallimard et Minuit, et sur un format plus oblong, plus visible, pour ses grands formats (délicat de savoir s’il y a eu influence de 10/18 puisqu’il fait dans le même temps évoluer la charte du poche vers de violents à-plats de couleur).
1977, P.O.L fait sa marque de l’absolue sobriété. Paratexte d’abord noir aux débuts de la maison (de l’apparition de la collection chez Hachette aux débuts comme indépendant en 1983), puis bleu et gris… comme un certain Minuit.
Ce ne sont que quelques exemples saillants, assez pérennes, d’une longue histoire dont il faudrait questionner les acteurs pour retracer liens, linéaments et exceptions. Mais, contrairement à ce qu’a retenu l’inconscient mémoriel, la NRF fut loin d’être la première : Ollendorf, Flammarion, Albin Michel, Grasset oscillent régulièrement au tournant du XXe siècle entre le blanc, le crème et le jaune (parfois très intense chez Grasset). Mieux, dès 1899, est fondée à Bruxelles La Revue blanche… en opposition avec la couverture mauve de la revue du Mercure, qui tient alors le haut du pavé.
Beaucoup d’autres éditeurs cultivent en fait l’à-plat : jaune pour les éditeurs affiliés à la poésie, comme Lemerre (1866) ou les éditions du Mercure de France (1893), vert pour les cahiers verts de Grasset (1921), rouge chez Kra et le Sagittaire (1919), vert-de-gris chez Rieder (1913). À défaut de ligne, les éditeurs français adoptent majoritairement une couleur. Tradition qui sera perpétuée jusqu’à aujourd’hui : bleu clair (Le Mercure, « La Librairie du XXe siècle » de la période Hachette, Philippe Rey), bleu foncé (Stock,) gris (à cartouche ovale blanc chez le Denoël d’après-guerre), jaune (Grasset, Buchet-Chastel puis Les Lettres Nouvelles)…
Face à cet océan monochrome, la couleur devient très vite un moyen de distinction : sans aller jusqu’aux généreuses gravures sur bois qui prenaient toute la place au « Cabinet cosmopolite » de Stock avant la Seconde Guerre, le refus de l’unicité signale les francs-tireurs que sont Losfeld, Pauvert (passant de l’à-plat rouge d’un Raymond Roussel au jaune de la collection XIXe siècle, et même à un arc-en-ciel multicolore pour le SchrummSchrumm de Fernand Combet, l’un des rares romans à se distinguer « de dos » dans n’importe quelle bibliothèque !). Plus près de nous, polychromie risquée, Verdier a longtemps, en matière de traductions, arboré une couleur par zone linguistique.
Si la NRF a innové, ne serait-ce pas d’abord par son systématisme ? Ainsi que par la qualité du papier, bien plus blanc que la moyenne, et par le choix typographique : la didot fut une typographie royale, développée sous Louis XIV et apanage de l’Imprimerie royale jusqu’en 1811. Collectionneur d’art, Gaston Gallimard préside à l’apparition de formats ouvragés, s’y tient, et le fait sentir. D’emblée, l’assurance de tenir une ligne, et de n’y point déroger.
Avant même l’impression, le blanc du papier porte, d’emblée, une trace. La trace d’un effacement. Pour devenir vierge, il est nettoyé abondamment. Un process d’élimination des couleurs et des composants qui est réputé être, n’en déplaise aux partisans du blanc, l’étape la plus polluante. Tout papier imprimé est par nature un palimpseste (et la matière même suggère qu’on n’invente jamais rien sous le soleil). Que toute écriture, toute littérature, soit tension entre la trace (stylo, encre, presse, parfois simple filigrane) et l’absence de trace n’en est que plus criante.
Ni le blanc ni la couverture ne sont en fait des évidences dans l’imprimerie. Jusqu’au XVIIe siècle, la convention de la scriptio continua revenait à imprimer les mots de manière continue pour imiter l’oralité. L’espace blanc a été le premier signe de ponctuation entre les mots… conquête de respiration et d’équilibre.
La couverture fut elle aussi une construction progressive, relativement « moderne ». La couverture imprimée est née au début du XVIe siècle pour distinguer les livres face à l’accroissement de la production, avec une fonction surtout protectrice, en attendant de confier les feuillets à un atelier de reliure, celle-ci restant l’alpha et l’oméga de la conservation des livres dans les bibliothèques (le cuir, puis le tissu, puis le papier marbré, venant se substituer à une couverture alors amovible).
Les couvertures claires s’inscrivent la fois contre l’héritage des reliures anciennes (des œuvres en soi ornées d’enluminures, gravées, embossées, avec fermoirs, broderies ou fils d’or) et contre l’empire de l’illustration, apanage, hier comme aujourd’hui, hormis quelques éditions de luxe, du roman populaire. Les motifs et couleurs accrocheurs affichés en couverture des romans à deux sous, comme des premières éditions populaires (Fayard, Ferenczi) et des futurs livres de poche, obéissent aux mêmes codes que ceux de la presse et des fascicules. Une certaine idée de la littérature française s’en détourne, et pour longtemps.
Cette distinction contraste d’emblée avec les mœurs et le travail des éditeurs étrangers, qui poursuivent, grâce à la tradition anglo-saxonne, allemande également, du « hardcover », des reliures aux plats ouvragés, qu’ils soient typographiques ou très illustrés. Pour ne citer qu’un exemple, l’avant-garde anglaise est alors incarnée par une revue, The Yellow Band, qui présente sur des à-plat jaunes (couleur issue de la pulpe de bois), de très imposantes gravures d’Audrey Beardsley. En France, pour donner une idée du décalage, ce sont les ouvrages subversifs qui sont revêtus de papier jaune pour en dissimuler la couverture, comme c’est arrivé à À rebours de Huysmans.
Alors, de quoi le blanc est-il le signe ? En héraldique, l’absence de couleur est synonyme d’élévation au-dessus de la condition humaine. Durant les croisades, le blanc symbolise la lumière contre le sang de la croix rouge anglaise. Il reste durablement associé au royaume français (l’écharpe blanche est le point de ralliement de plusieurs des armées nationales), et c’est en vertu de ce rappel royal qu’il est repris, en 1830, au centre du drapeau tricolore.
Dans un pays hyper-centralisé, marqué par une aristocratie littéraire, doté de prix inamovibles, et d’un genre, le roman, qui dicte les hiérarchies et les valeurs du temps, difficile de ne pas voir dans la collection reine de Gallimard, parangon de classicisme, cet écho à une transcendance quasi divine. La couverture blanche appliquée au domaine français est surdéterminée de valeurs esthétiques, pour ne pas dire morales…
« Les blancs assument l’importance », écrit Mallarmé en guise de manifeste dans « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Et Gide fait dire à Édouard, en une expression des Faux-Monnayeurs qu’on rappellera souvent lors de la création de la NRF, qu’il faut « assainir le roman ». Alors, est-ce que la NRF lave plus blanc ?
La littérature s’est au XIXe siècle émancipée de la religion, préparant ce que d’aucuns, à la suite de Paul Bénichou, ont appelé « le sacre de l’écrivain », lié à une très française image de l’auteur et de l’éditeur. Est-ce souci de lisibilité ou de pureté commerciale, cette idée que le roman (français) ne s’embarrasse ni d’ornement, ni d’image, qu’il se suffit à lui-même ? Est-ce un vertige digne des masses blanches qui assaillent et aveuglent – chez Edgar Poe – Achab ou Pym ? Est-ce, à voir l’exemple de Minuit et de P.O.L, la porte vers une ligne claire du roman, un minimalisme formel faisant converger la forme et le fond ? Voire un vieux complexe de petit blanc (pourrait-on ajouter avec mauvaise foi, en ces temps de décolonisation des esprits) ?
On tentera l’hypothèse d’un paradoxe très français : l’absence de style suggère le style. L’effacement de l’éditeur surdétermine le rôle de l’éditeur. La maison fait le livre. Reflet d’un idéal de blancheur et de transparence dont les éditeurs cultivent la surface, au risque d’en négliger la substance.