Paris ou la liberté de croire

À rebours d’une historiographie longtemps focalisée sur les résistances de plus larges communautés protestantes après la révocation de l’édit de Nantes (1685), l’historien David Garrioch choisit de s’intéresser à la survie de la minorité huguenote de Paris entre la fin du XVIIe siècle et l’aube de la révolution française. Ce faisant, il livre une ample réflexion sur les transformations culturelles d’une ville où l’hégémonie catholique ne s’est jamais démentie.


David Garrioch, Les huguenots de Paris et l’avènement de la liberté religieuse, 1685-1789. Trad. de l’anglais par Christophe Jaquet. Champ Vallon, coll. « Époques », 320 p., 26 €


David Garrioch, professeur émérite à la Monash University (Australie), est un spécialiste reconnu de l’histoire sociale urbaine, notamment parisienne, auteur de nombreux articles et ouvrages parus en anglais. Deux seulement sont à ce jour traduits en français. Le premier, La fabrique du Paris révolutionnaire (La Découverte, 2013), offre une étude particulièrement stimulante sur les transformations sociales, politiques et culturelles que connait la capitale au XVIIIe siècle. Avec Les huguenots de Paris, Garrioch poursuit sa réflexion et, bien au-delà de l’analyse des stratégies de survie et de résistance d’une minorité religieuse, propose une interprétation du particularisme parisien en matière de tolérance qui embrasse les nombreux débats qui ont eu lieu entre historiens au sujet de l’évolution générale des sensibilités religieuses au siècle des Lumières, depuis l’intériorisation de la foi jusqu’à l’épuration des pratiques, depuis la montée de l’indifférence jusqu’à la « déchristianisation ». Ouvrage bien traduit, son style est à la fois limpide et vivant, nourri des mille anecdotes et de ces éclats de vie qu’autorise une excellente connaissance des archives. Il ne faut pas bouder le plaisir que procure une telle lecture.

Les huguenots de Paris, de David Garrioch : la liberté de croire

« Réunion de protestants célèbres », collection Michel Hennin, « Estampes relatives à l’Histoire de France (période 1605-1608) © Gallica/BnF

Les protestants parisiens forment une petite minorité, évaluée à 2 % du total de la population – laquelle est de 500 000 habitants sous le règne de Louis XIV, 600 à 700 000 à la veille de 1789 –, que l’on imagine vivant sous la menace des persécutions et dans le souvenir de violences extrêmes. Pendant les premières guerres de Religion (1562-1598), Paris a été le cœur de la Sainte Ligue, mouvement ultra-catholique, et, en 1572, le lieu des épouvantables massacres de la Saint-Barthélemy. Tout au long du XVIIe siècle, dans tout le royaume, alors que la monarchie s’efforce de contenir les clauses des édits de pacification dans les « plus étroites bornes », brimades et restrictions s’accumulent jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes en octobre 1685. En mobilisant notamment les archives du Châtelet – le contrôle des protestants est l’une des attributions majeures du premier lieutenant général de police La Reynie –, Garrioch retrace l’impact de la répression sur les itinéraires individuels et familiaux, mais aussi les stratégies de résistance qui sont déployées face à un arsenal de mesures très rigoureuses : interdiction de tout culte public, que symbolise la destruction du temple de Charenton en novembre 1685, surveillance étroite de la sociabilité privée, condamnations aux galères et à l’enfermement pour les pasteurs et les fidèles récalcitrants, confiscation des biens en cas d’émigration, enlèvement à leur famille des enfants placés au sein d’institutions catholiques, exclusion des emplois publics et des corps de métier .

L’impact de la persécution qui veut forcer les conversions est réel. Entre 1685 et 1687, peut-être 5 000 personnes, soit environ la moitié des huguenots parisiens, prennent les chemins difficiles de l’exil vers l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse. Aussi féroce soit-elle dans ses proclamations et dans ses actes, la répression est pourtant moins rude à Paris que dans d’autres provinces ; elle s’achève aussi plus tôt. Il y a à cela deux sortes de raisons. Économiques d’abord : le poids des protestants dans de nombreux secteurs incite à modérer un zèle religieux déstabilisateur. « Sécuritaires » ensuite : la police souhaite éviter les désordres civils, les risques d’émeutes, les violences incontrôlées. Elle met rapidement l’accent sur la tranquillité publique plus que sur la nécessité absolue de la conversion. Paris échappe ainsi aux « dragonnades » qui sévissent d’abord dans le Poitou, puis, après 1685, au nord de la Loire pour obtenir des conversions « miraculeuses ». Dès le début du XVIIIe siècle, une tolérance de fait s’instaure à Paris, implicitement approuvée du vivant même de Louis XIV, et qui évolue sous le règne suivant vers une acceptation officielle, comme l’atteste la reconnaissance en 1736 d’un droit à l’inhumation des protestants. Les sursauts répressifs de la première moitié du XVIIIe siècle sont moins intenses dans la capitale que dans les provinces et, après 1750, une coexistence globalement pacifiée s’impose.

Quoique en très petit nombre, les protestants parisiens sont présents dans de nombreux secteurs de l’économie parisienne. Ils occupent des métiers très qualifiés et spécialisés, comme ceux de l’horlogerie ou des métiers du bois, dans le commerce de détail, dans la finance et la banque. À la fin du XVIIIe siècle, cette bonne insertion économique s’est renforcée et la plupart des corps de métiers ne font plus respecter strictement l’obligation de catholicité imposée à leurs membres. Une bonne intégration spatiale constitue le pendant de cette insertion économique : il n’y a pas de quartier réservé aux protestants. Au XVIIIe siècle, leur dispersion dans tout l’espace urbain se confirme. S’ils se concentrent dans certains quartiers, souvent les plus peuplés de la capitale, c’est davantage pour des raisons professionnelles que confessionnelles.

Les huguenots de Paris, de David Garrioch : la liberté de croire

« Proclamation de l’édit de Nantes par Henri IV » par Jan Luyken (fin du XVIIe siècle)

Même si la législation royale à leur encontre s’applique à Paris avec moins de sévérité qu’ailleurs, au point que les protestants peuvent y travailler, diriger ateliers et commerces plus facilement, on reste loin du libre exercice de sa religion. Dans une société saturée de catholicisme, il faut soit se convertir soit feindre l’orthodoxie, observer les fêtes et les pratiques publiques de la religion romaine, s’arranger avec la possession de petits objets religieux (images saintes, chapelets et scapulaires) dont l’absence nourrit les soupçons. Le baptême catholique est un viatique pour entrer dans les corporations ou accéder aux charges publiques. Faute de mariage devant l’Église officielle, les enfants à naître sont considérés comme illégitimes et dépourvus d’existence juridique. Devant ces obligations, l’attitude des protestants parisiens se répartit entre conversions plus ou moins sincères et pratiques clandestines. Les caractères de la foi protestante – la lecture régulière des Écritures au for privé – facilitent la transmission des traditions à l’intérieur du foyer. L’importance des regroupements professionnels et des réseaux tissés autour du travail, les pratiques endogamiques, la préservation des liens avec les protestants dans les provinces ou avec les émigrés à l’étranger, constituent autant de points d’appui du protestantisme parisien. Les ambassades anglaise, suédoise et surtout des Pays-Bas, avec leurs chapelles, leurs infirmeries, jouent un rôle essentiel dans le maintien des contacts entre différents groupes protestants et la reconstitution de réseaux de sociabilité et d’entraide.

Mais cette minorité n’aurait pu résister et survivre dans un océan catholique si la majorité de la population n’avait pas accepté la présence protestante. Assez tôt, une partie des catholiques ont manifesté divers degrés d’acceptation, sinon de sympathie, envers les huguenots dans la vie quotidienne. Progressivement, on passe de l’hostilité à l’indifférence et à la coexistence pacifiée, puis à une acceptation grandissante. Immédiatement après la révocation, les archives laissent entrevoir le faible nombre des dénonciations aux autorités. Au sein des métiers, dans les quartiers, le brassage constant de populations aux confessions et aux origines diverses facilite une coexistence raisonnable. Le clergé maintient une position plus militante jusqu’au milieu du siècle, soutenu par une minorité de croyants intransigeants, mais sans parvenir à entraîner la population catholique face à une petite communauté protestante qui sait se faire discrète. Si bien qu’après 1750 ce sont, individuelles ou collectives, des attitudes plus ouvertes à l’égard des huguenots qui prévalent. Les protestants investissent, par exemple, les nouvelles formes de sociabilité du siècle des Lumières. Au milieu des années 1770, on les accueille dans les loges maçonniques. Le salon de Suzanne Necker, fille de pasteur, épouse du banquier genevois devenu directeur des finances royales (1776-1781), reçoit les grandes figures intellectuelles du moment, Marmontel et Buffon, Grimm et l’abbé Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, ou encore Diderot et d’Alembert. En dépit de leurs lacunes, les archives révèlent une multiplication des mariages entre catholiques et protestants. Dans les corporations, les restrictions contre les huguenots tombent. Enfin, les représentations collectives changent : d’hérétique au XVIe siècle, le protestant devient innocente victime d’injustes persécutions. Au début des années 1760, le combat de Voltaire pour la réhabilitation de Calas joue un rôle important, mais le particularisme parisien ne peut se résumer à l’influence qu’auraient pu avoir les écrits inspirés par la philosophie des Lumières.

Les huguenots de Paris, de David Garrioch : la liberté de croire

L’auteur de « L’Homme aux rubans noirs » (vers 1657), le peintre Sébastien Bourdon, fut menacé par l’Inquisition parce que calviniste

La marche vers la tolérance est antérieure aux années 1750 et elle s’ancre paradoxalement dans les dynamiques qui affectent la religion catholique. En réponse aux schismes luthérien et calviniste, la réformation catholique a lutté à partir du XVIIe siècle pour imposer une pratique de la religion épurée, débarrassée de ses superstitions, valorisant une piété plus individualisée, les vertus morales plus que les controverses théologiques. À ce compte, un catholique « éclairé » n’avait plus de raisons de vouloir persécuter un protestant susceptible de partager certaines de ces exigences, fût-il dans l’erreur. L’influence des jansénistes sur la société parisienne, ces « calvinistes rebouillis » selon le cardinal Mazarin, a joué un rôle fondamental. Courant austère et pessimiste du catholicisme, adepte de la théologie de la grâce, promoteur de l’enseignement en langue vernaculaire pour faciliter le contact des fidèles avec les Écritures, il pouvait, en se diffusant largement, nourrir des attitudes ambivalentes à l’égard des protestants. La persécution qu’ils subissent tout au long du XVIIIe siècle de la part de l’Église officielle et de la monarchie construit une sorte de parallélisme entre jansénisme et protestantisme. Lorsque les avocats pro-jansénistes, nourris des théories du droit naturel, défendent la liberté de conscience pour les uns, cela n’est pas sans conséquences pour les autres.

Autre paradoxe né de la réforme catholique, la séparation accrue du sacré et du profane dans la vie quotidienne a eu pour effet, en les délimitant plus strictement, de réduire les domaines d’intervention de la religion. Le moindre nombre de fêtes religieuses, le recul des processions dans l’espace public et la suppression de la quasi-totalité des confréries de métier dans le sillage des réformes de 1776 en constituent des indices. De plus en plus, le régime des lois, les règles du commerce, le fonctionnement des institutions éducatives et hospitalières reposent sur des fondements séculiers. À la fin du XVIIIe siècle, Paris, cité cosmopolite, aux intenses circulations, au niveau d’alphabétisation et d’information élevé, est sans doute l’une des villes les plus déconfessionnalisées d’Europe, une ville où de nombreux aspects de la vie sociale ont perdu leur inscription dans le sacré, sans que cela signifie irréligion ou déchristianisation de l’ensemble de la société. Pour autant, avant même la Révolution et son nouveau régime de libertés publiques et individuelles, la religion n’est plus constitutive de l’identité des Parisiens. On y vit « à sa fantaisie », explique Louis-Sébastien Mercier. C’est que l’air de Paris rend libre.

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