Le Tipp-Ex a largement dépassé son usage initial de fourniture bureautique, a pris une place étonnante dans notre imaginaire, notre manière d’écrire et de travailler et s’est imposé comme un outil d’expression contestataire et subversif.
Les spécialistes de l’écriture exposée aiment à souligner la véritable révolution qu’a constituée à partir des années 1960 la mise sur le marché de la bombe aérosol dans l’histoire du graffiti. Ils insistent sur la principale qualité de cette bombe de peinture, à savoir la possibilité d’inscrire en très peu de temps sur un mur de grand format un slogan sans risquer de se faire prendre par la police. Avec la bombe, les situationnistes puis les étudiants de mai-juin 68 purent « écrire partout » et concurrencer la craie des tableaux des amphis, de l’autorité. À la différence de la craie blanche, que l’on utilisa beaucoup aussi tant son maniement était facile, la bombe noire ne s’efface pas d’un coup d’éponge. Les étudiants laissèrent sur place les syndicalistes de la CGT, le pinceau à la main. Les spécialistes ne soulignent pas qu’à partir de 1968, avec cette invention, les graffitis ont aussi changé de couleur : aux lettres blanches propres à l’inscription au pot de peinture et au pinceau ont été préférés les mots en cursive noire ou rouge tracée d’une simple pression du doigt.
On croyait cette disparition du blanc quasi définitive, son usage le fait de quelques nostalgiques, ceux d’Ordre nouveau puis de groupuscules d’extrême droite formés à la vieille école et qui aimaient prendre leur temps pour mieux se faire repérer par ceux de la LCR et engager une bagarre avec eux. Mais les années 1980 virent réapparaître le blanc, non que la peinture fît son grand retour, non que les bombes disparussent — bien au contraire, on graffait de toutes les couleurs désormais. Si Keith Haring se mit à dessiner à la craie blanche sur les panneaux noirs du métro new-yorkais d’étranges figures, tantôt enfant tantôt loup, c’est surtout dans les établissements scolaires, les high schools et autres collèges, qu’un événement d’écriture massif avait lieu, loin du regard d’Andy Warhol et des organisations de jeunesse. Un nouveau produit circulait. Il avait des pouvoirs insoupçonnés qu’on découvrit très vite. Il était resté quelques années sagement dans le tiroir du bureau bien rangé des secrétaires dactylographes ; elles l’utilisaient pour masquer une « faute de frappe » ; son usage était d’autant plus efficace qu’avec la généralisation de la photocopieuse, grâce à lui, on pouvait même si besoin réutiliser un courrier en se contentant de masquer les noms des destinataires pour en inscrire d’autres en quelques secondes.
Le Tipp-Ex, puisque c’était son nom — presque aussi commun que le chewing-gum —, devint l’item qui figurait sur toutes les listes de fournitures de bureau. D’aucuns auraient pu, en observant la courbe exponentielle de ce produit sur ces listes de commande, se douter que ce n’était pas dû à une recrudescence des fautes de frappe chez les dactylographes – la machine à écrire (que l’ordinateur allait bientôt remplacer) devenant électronique, la possibilité d’une faute disparaissait, et pourquoi diable les secrétaires auraient-elles fait soudain plus de fautes ? – mais à une demande accrue dans les familles. Du « bureau », le patron, les cadres, leurs secrétaires, ne rapportèrent plus seulement à la maison des stylos Bic 4 couleurs, des gommes et d’inutiles boites de trombones, mais des post-it, des stabilos et du Tipp-Ex. Notons que ce retour du blanc correspond à un goût immodéré pour le fluorescent. Les collégiens, lycéens et étudiants se mirent ainsi à caviarder les livres de jaune, d’orange et de vert. Les enseignant.e.s habitué.e.s à l’effaceur, qui à force trouait la feuille au bas de la multiplication, virent les copies prendre du poids. Certains élèves, dans des gestes inédits de repentir, recouvraient plusieurs lignes de cette pâte blanche nommée Tipp-Ex. Le pot blanc à l’étiquette rouge était récent ; si l’usage du petit pinceau incorporé au bouchon était aisé, il pouvait arriver que, le Tipp-Ex ayant été laissé ouvert trop longtemps, les poils du pinceau ressemblant à présent à une fourche, la copie s’apparentait à un champ mal labouré ou à une piste de ski irrégulièrement damée. C’est lors des épreuves écrites du brevet et du baccalauréat que cet usage du Tipp-Ex était le plus notoire ; il était devenu un acte d’écriture à part entière. Au crayon noir sur les feuilles de couleur, on construisait un plan de dissertation, puis sur la blanche copie, au stylo plume, on « rédigeait », et c’est lors de l’ultime étape que, chez les bons élèves, le Tipp-Ex intervenait. Si l’élève avait eu recours au Tipp-Ex en amont, c’était l’indice d’une hésitation, d’un doute ou pire d’une tricherie. Le Tipp-Ex fut en effet très vite associé à la fraude. Sur une couche de Tipp-Ex apparaissait soudain un résultat juste.
À bien y réfléchir, cette suspicion venait d’un autre usage du produit. Pendant les heures de « permanence », ou lorsque l’on s’asseyait sur le banc dans le square, ça ne ratait jamais, l’un de nous, pour tuer l’ennui, sortait son Tipp-Ex. Après que le petit flacon eut fait le tour de toutes les narines – il dégageait des vapeurs particulières dont on imaginait sans doute qu’elles allaient nous emmener ailleurs –, l’une ou l’un de nous, car la pratique n’était pas genrée, entreprenait avec un soin infini, et dans un geste d’une lenteur quasi maniaque, d’inscrire sur un coin de table ou sur une des planches du banc le nom du groupe Kiss, très en vogue alors — et qui faisait, notons-le puisqu’il s’agit ici de parler de cette couleur, un usage immodéré du maquillage blanc. Mais souvent l’inscription portait sur nos vies sentimentales naissantes et, au milieu d’un cœur, étaient peints deux prénoms. La pratique pouvait être plus agressive et il arrivait que sur les tables des établissements fût écrit le nom de la proviseure ou d’un.e enseignant.e suivi de quelques qualificatifs peu louangeurs. On ne mesure pas aujourd’hui l’ampleur de cet événement d’écriture.
Plus que le graffiti sur la porte des toilettes, l’inscription au Tipp-Ex sur les tables des classes devint un problème. Les personnels chargés du nettoyage en firent part aux intendants qui relayèrent l’information aux principaux et proviseurs qui à leur tour s’empressèrent d’écrire au rectorat, au point qu’on se demande si une note n’arriva pas sur le bureau du ministre. L’affaire prit un tour plus grave lorsque les premiers relevés opérés dans un prestigieux établissement du Quartier latin indiquèrent que, parmi ces graffitis, quelques-uns représentaient des symboles nazis, à commencer par les deux s de Kiss, mais plus souvent anarchistes – combien de A majuscules cerclés furent ainsi tracés en cachette ! Une nouvelle étape fut franchie quand des chercheurs en sciences de l’éducation proposèrent d’étudier le phénomène – ils furent heureusement freinés par des problèmes méthodologiques à leurs yeux insolubles. Mais c’est surtout lorsque le maudit blanc apparut sur les sacs à dos des collégiens que les choses s’envenimèrent. Dès le mois d’octobre, l’immaculé sac noir de marque devenait un palimpseste où rivalisaient insultes, slogans politiques et prénoms. Les associations de parents se mirent, elles aussi, à protester. On fit inscrire dans les carnets de correspondance que l’usage du Tipp-Ex devait être strictement limité aux compositions faites en classe ; dans certains établissements, il paraît qu’on inscrivit dans le règlement intérieur l’interdiction pure et simple de ce blanc subversif.
Décidément, quel étrange objet que cette pâte blanche qui fut introduite sur le marché pour masquer les erreurs et les fautes, et qui devint l’instrument infra-ordinaire d’une écriture subversive, et plus généralement le moyen trouvé par la jeunesse de la décennie pour continuer à « écrire partout » !