Usages poétiques du blanc

Hors série Blanc En attendant NadeauQuand la neige tombe et recouvre tout, il n’y a plus de signe, plus rien pour se repérer. Ou plutôt, justement, les éléments capables de faire signe se sont comme déplacés, ce ne sont plus les mêmes que d’habitude, il faut en trouver d’autres, faire feu de tout bois. Cette expérience d’un paysage sans repère connu et qu’il faut apprendre à lire autrement parcourt la littérature. De fait, cette désorientation est aussi celle qu’imposent ou permettent certains textes, comme ceux d’Elisabeth S. Clark [1] en anglais et de Jean Daive en français.

C’est particulièrement vrai des textes qui ne font pas de la blancheur un thème ou une métaphore, ce que nous venons de faire, mais qui exploitent et donnent à voir la matérialité blanche d’entre les mots écrits non seulement comme un espace vide mais comme une lettre, opaque, démesurée, excessive.

Elisabeth Clarke et Jean Daive : usages poétiques du blanc

« Between Words » (2010-2013) Partition non reliée, impression sur papier et annotations de l’artiste et du musicien. Œuvre unique réalisée à l’occasion de la performance : Site Gallery, Sheffield, UK (en conjonction avec l’exposition Sol LeWitt: Artist’s Books), 8 mai 2010. Performance par Edges Ensemble © Elisabeth S. Clark/Galerie Dohyang Lee, Paris

Rappelons en effet que, typographiquement, l’espace entre les lettres était, du temps où l’imprimerie en passait par les caractères, l’un d’entre eux : il y avait ainsi différentes tailles d’espace. Cependant, quand la blancheur s’étend sur toute une page ou presque, alors la fonction initialement séparatrice du caractère est débordée, quelque chose d’autre se passe, de surnuméraire, qui invite à lire avec cette curieuse opacité. Il arrive même qu’il n’y ait –  presque – que du blanc à lire et c’est à la fois désorientant, et, reconnaissons-le, apaisant, comme sont apaisants les livres en tissu de Louise Bourgeois. Mais lorsque cela arrive dans des textes qui sont des réécritures d’œuvres antérieures, c’est aussi très intrigant.

C’est bien un effet d’apaisement, doux et hypnotique, que produit la traduction-réécriture Between Words: New Impressions of Africa composée par Elisabeth Clark en 2007 à partir des Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel (1932), et dont elle a tiré un livre d’artiste, au nombre d’exemplaires très limité. Le texte de Roussel a disparu. Ne subsistent que des signes de ponctuation, désormais comparables à de petits animaux alphabétiques, doués de leur vie propre. Quel soulagement que ce mirage d’une langue, enfin, qui ne dit rien et dont rien n’entrave le pur mouvement, le pur bruit de pluie ! D’un livre qui nous rend à la joie enfantine, pré-alphabétique, de regarder des signes autonomes, comme on regarde bouger dans l’air les pièces suspendues d’un mobile, et de tourner les pages.

Elisabeth Clarke et Jean Daive : usages poétiques du blanc

« Between Words » (2010-2013) Partition non reliée, impression sur papier et annotations de l’artiste et du musicien. Œuvre unique réalisée à l’occasion de la performance : Site Gallery, Sheffield, UK (en conjonction avec l’exposition Sol LeWitt: Artist’s Books), 8 mai 2010. Performance par Edges Ensemble © Elisabeth S. Clark/Galerie Dohyang Lee, Paris

Et puis rassurons-nous : le geste d’Elisabeth Clark a du sens, car la ponctuation de Raymond Roussel est graphique – les parenthèses s’ouvrent et, plus rarement, se referment dans d’incroyables cascades –, car son œuvre est éloignée de tout lyrisme, de tout message, parcourue par une forme d’utopie formaliste. Du reste, le texte de Roussel n’est pas si effacé qu’il y parait, puisque son titre est cité : il agit comme une mémoire protectrice, une autorité débonnaire. La version d’Elisabeth Clark, même lue comme une partition (c’est ainsi qu’elle l’a réélaborée pour une performance musicale créée en 2010) ne se suffit pas complètement à elle-même. Elle invite, de façon oblique, à re-découvrir l’œuvre de Roussel – et, par contraste, à se frotter à son formalisme, son objectivisme et sa compacité. Il y a bien là une forme, originale, de transmission par réappropriation et déplacement esthétique.

Le savait-elle ? Elisabeth Clark a reproduit un geste que Jean Daive effectua dans le numéro 74 de la revue Action poétique, en 1978. Le poète y commençait le texte intitulé « Un transitif » (qui deviendra un livre aux éditions Spectres familiers, en 1984) en offrant au lecteur quelques pages blanches, parsemées de rares signes de ponctuation. Ce sont les premières pages d’État, recueil poétique publié en 1971 par Anne-Marie Albiach (Mercure de France) – à qui ce numéro d’Action poétique était consacré. À première vue, rien, ou presque, ne distingue donc une page des Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel traduites en anglais et réécrites par Elisabeth Clark d’une page d’État d’Anne-Marie Albiach commentée en français par Jean Daive.

Elisabeth Clarke et Jean Daive : usages poétiques du blanc

« Between Words » (2010-2013) Partition non reliée, impression sur papier et annotations de l’artiste et du musicien. Œuvre unique réalisée à l’occasion de la performance : Site Gallery, Sheffield, UK (en conjonction avec l’exposition Sol LeWitt: Artist’s Books), 8 mai 2010. Performance par Edges Ensemble © Elisabeth S. Clark/Galerie Dohyang Lee, Paris

Cependant, à y regarder de plus près, les gestes de Jean Daive et d’Elisabeth Clark diffèrent dans leur visée critique et esthétique, et font ainsi entendre différentes formes de blanc. Les blancs de Jean Daive mettent en évidence chez Anne-Marie Albiach non seulement un usage très atypique de la ponctuation – bien plus atypique encore que celui de Roussel – mais aussi un usage très particulier et pour ainsi dire syntaxique du blanc. Ils invitent à prêter attention au fait que le blanc, chez cette dernière, intervient dans le corps du texte, non pas seulement entre les mots ou entre les lettres, mais comme un mot à part entière, un peu monstrueux, de longueur variable qui participe pleinement à l’ensemble du texte, voire qui le sous-tend et le dévore de l’intérieur – ce qui ne pourrait se dire de Nouvelles impressions d’Afrique, qui ne ménage pas une place si particulière au blanc. Dans le troisième mouvement d’Un transitif, après un poème commentaire, Jean Daive met visuellement en évidence la dynamique du blanc chez Anne-Marie Albiach. Cette fois, le texte d’État est inscrit sur des calques tandis que la ponctuation sur fond blanc est inscrite sur la page. Ainsi peut-on à la fois lire le texte (sur calque) et prêter une attention particulière à la dynamique intensive de ce qui, visuellement, apparait désormais comme un sous-texte blanc et ponctué.

La visée critique du dispositif esthétique de Jean Daive est donc extrêmement précise. Cette précision même rend difficile de détacher tout à fait les pages de Jean Daive de l’œuvre d’Anne-Marie Albiach et de les lire comme des partitions, servant de support à une performance musicale qui lui rendrait ainsi hommage. Cela ferait courir le risque d’inscrire et peut-être de diluer dans le champ du performé et du réalisé ce qui, dans l’usage du blanc par Anne-Marie Albiach et dans sa reprise par Jean Daive, se maintient comme opacité et intensité.

Se joue-t-il quelque chose entre les gestes apparemment similaires de Jean Daive et d’Elisabeth Clark ? Des usages fort différents, en tout cas, du blanc d’une page.


  1. À ne pas confondre avec Elizabeth Clark (1875-1972).

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