Livres de poésie

La poésie contemporaine a de multiples visages. Elle n’est pas inféodée à un mouvement comme ceux qui, tels le surréalisme, le lettrisme, l’Oulipo, le spatialisme, la Beat Generation, ont marqué le siècle passé. Il est donc difficile d’en tirer des lignes directrices. La poésie est avant tout une affaire d’individus – où les femmes sont de plus en plus présentes. Il faut saluer au passage tous ces éditeurs, souvent de province, qui la font vivre en publiant des auteurs connus ou moins connus, en une période pourtant difficile. En ce qui nous concerne, la gageure est d’essayer de parler des auteurs en quelques mots : ici, Pierre Dhainaut, Jean-Pierre Chambon et Michaël Glück, Erwann Rougé, Jean-Pascal Dubost, Didier Henry et Claudine Bohi.


Pierre Dhainaut, Ici. Arfuyen, 96 p., 12 €


Pour Pierre Dhainaut, c’est l’écoute qui ouvre le poème. Mais, dans la première partie de son dernier recueil, Ici, c’est toute sa présence qui est en alerte, alors qu’il est à l’hôpital et que sa vie est en danger : « Se tenir face à l’instant », le regard constamment attentif à ce qui l’entoure, et s’accrocher à ce simple mot, « ici », répété indéfiniment dans la pensée, car « seule une parole fait vivre, revivre ». La suite du livre est une superbe déclaration d’amour aux mots et, à travers eux, à la vie : « Tu t’approcheras de l’érable, de tout arbre, / tu caresseras des deux mains l’écorce / et tu écouteras et tu transmettras le message / en te baissant au-dessus de l’humus. »

Livres de poésie : Pierre Dhainaut, Didier Henry, Claudine Bohi…Toute la poésie de Pierre Dhainaut est faite d’abandon à la langue. Lui faire confiance : elle sait mieux que nous, et les mots « ne désirent que notre ignorance ». Les quatrains du milieu, en manière de haïkus à l’occidentale, sont des joyaux, et Pierre Dhainaut nous offre à la fin, en quelques fragments lumineux, son regard sur la poésie, nous invitant à s’abandonner avec lui à l’ivresse des mots.


Jean-Pierre Chambon et Michaël Glück, Une motte de terre. Méridianes, 24 p., 12 €


Une motte de terre est un dialogue entre deux poètes, Jean-Pierre Chambon et Michaël Glück, l’un écrivant le poème et l’autre lui répondant en écho. S’enfoncer ainsi, à partir d’une simple motte, dans le limon de la langue où plongent nos racines, faire jaillir les images enfouies dans la mémoire « depuis des temps inconnaissables » : ce livre est un hommage à la matière, celle des choses et celle des mots. Pour l’un, c’est la « terre aimée des chemins creux / des talus et des lisières / terre de l’éveil et de l’adieu », pour l’autre, « les mots sont / fourmis d’encre dans la main ». Tout part du mot « arbre ». Mais, chez Michaël Glück, il fait naître une forêt de « mots et d’images » qui renvoient, sous l’égide de Francis Ponge, à la terre : « nous sommes et serons / anges de boue / figures passagères ». Jean-Pierre Chambon, de son côté, tire plutôt la matière vers le signe et la légende : « notre motte de terre / roule dans l’obscurité / de l’étendue sans bornes / où brasillent / des amas d’étoiles. »


Erwann Rougé, Proëlla. Éditions isabelle sauvage, 64 p., 13 €


Proëlla, d’Erwann Rougé, est une sorte de requiem « pour un énième disparu en mer / ou ailleurs ». Si le titre évoque le rite ouessantin des marins morts en mer où le corps absent est symbolisé par de petites croix, il s’agit ici, dans le même esprit, d’élever une stèle à tous ces morts anonymes, noyés au large de Sabratha ou suppliciés d’Alep et de Bodrum. « Proëlla » signifiant aussi retour au pays, l’auteur accueille avec compassion tous ces migrants sans patrie, avalés par les flots, dans son pays de langue pour une dernière veillée, ponctuée de chants à leur mémoire.

Livres de poésie : Pierre Dhainaut, Didier Henry, Claudine Bohi…Le contexte où s’inscrivent ces poèmes est parfois précisé en « écriture off », ce qui ajoute à leur intensité dramatique. L’anonymat des victimes est souvent renforcé par la suppression délibérée du pronom personnel : « derrière les barrières / se mord les doigts se mord la langue / se vide le dedans / égare ce dont il a besoin / s’accroche au temps / aussi droit qu’il peut. »


Jean-Pascal Dubost, Assemblages & ripopées. Tarabuste, 148 p., 14 €


C’est à une véritable fête du langage que nous convie Jean-Pascal Dubost dans son dernier livre, Assemblages & ripopées, qui n’a rien à envier, analogiquement, aux bacchanales antiques ou à la célèbre fête des Fous du Moyen Âge où l’on faisait ripaille et autres joyeusetés. Cet écrivain sait allier la gaieté et le savoir, à l’instar du grand François Rabelais, pour nous concocter, en amateur éclairé, des vins de l’esprit tantôt subtils, tantôt rustiques (ripopées) et propres à désarçonner nos habitudes du « penser poétique ».

Livres de poésie : Pierre Dhainaut, Didier Henry, Claudine Bohi…À partir des vieux cépages de la langue française et de divers dialectes, il en crée de nouveaux dont il extrait avec art et maîtrise le précieux nectar qu’il fait mûrir ensuite en « dives bouteilles » pour le plus grand plaisir de nos papilles avides de saveurs inédites, capiteuses et régénératrices, et « afin que donc alors surtout s’élève du poème autre chose qu’idées conçues reçues, mais un bien bel aboli bibelot d’inanité aromatique et fort de sens ».


Didier Henry, Continuo. Éditions Faï fioc, 88 p., 12 €


Un hymne à l’existence immédiate, dans son quotidien le plus banal, c’est ainsi que se donne à ressentir le livre de Didier Henry, Continuo. Jamais rassasié de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, que ce soit dans les territoires urbains – Paris, Bruges, Le Caire ou ailleurs – ou dans la campagne, il traverse la vie, s’abandonnant à toutes les sensations qui vont s’offrir à lui au cours de sa flânerie. Cependant, le souvenir n’est jamais loin, qui vient parfois se greffer sur le présent : « Des choses d’enfance ? La chaîne / de la balançoire, dans le jardin de l’apiculteur / je l’entends grincer. » Comme l’indique l’un de ses titres précédents, ce sont des instantanés, et ce poète a l’œil photographique et le sens de l’improvisation, en « basse continue ». Toujours « entre la page et le paysage », il cherche à tâtons un accord avec le monde : « Le héron là-bas / presque indiscernable, sur l’autre rive / je l’ai regardé longtemps / il ne bougeait pas / attentif, inaccessible // il convertissait en silence / le fracas de la chute d’eau. »


Claudine Bohi, L’enfant de neige. L’herbe qui tremble, 158 p., 15 €


L’enfant de neige, c’est celui que l’on porte en soi depuis la naissance, celui d’avant le langage, l’immaculé et pourtant fait de chair et de sang. Il ne disparaît jamais. Il est là, toujours là au fil des années, quelque part en nous, en un lieu devenu inaccessible parce que nous ne trouvons pas les mots, d’où le sentiment d’être en exil par rapport à soi-même, chassé du paradis de l’enfance. Claudine Bohi cherche, en quelques traces fugitives posées sur la page, à établir un dialogue entre cette immensité blanche en nous, « cette blancheur qui parle / avec des mots absents » mais « où la chair fut parole pleine », et des mots au plus près du silence, des mots qui suggèrent plutôt qu’ils ne désignent et qui sont comme « des pas sur la neige ». Une poésie de l’attente, toujours aux aguets : « vois cette neige / au cœur des mots // cet envol / ce flottement sans ailes // est-ce lui qui surgit // est-ce son ombre / qui se pose là / et qui réclame élargissement // une ouverture vers lui-même. » Ce livre est par ailleurs ponctué de belles peintures d’Anne Slacik.

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