Quand on aime les livres, on entre volontiers dans l’atelier et la bibliothèque de celui qui les écrit. La visite est devenue rare : la promotion remplace souvent l’échange entre l’écrivain et un partenaire capable d’approfondir cet échange. C’est tout le mérite de Pascaline David qui dialogue, dans Les motifs de Laurent Mauvignier, avec l’auteur de Loin d’eux, Des hommes et Histoires de la nuit. Et c’est bien sûr le mérite de l’écrivain qui a pris le temps de travailler ces entretiens.
Les motifs de Laurent Mauvignier. Entretiens sur l’écriture avec Pascaline David. Diagonale, 150 p., 18 €
Rendons grâce en effet à cette éditrice et lectrice attentive qui pose les questions, relance, donne à commenter comme il convient. Mauvignier le fait sur une phrase tirée d’Histoires de la nuit, répond aussi sur des choix, par exemple entre futur et conditionnel, rappelant ainsi que le roman est d’abord une question de langue, et non de « sujet », d’intrigue ou de personnages. Cela se sent aussi quand il s’explique sur ce qu’est « fracturer une image » : un lacet qu’on refait, c’est ce détail qui transforme le premier cliché – une photo d’amoureux devant la tour Eiffel – en quelque chose d’autre. Les exemples abondent de cette fracturation, de ce besoin qu’a l’écrivain de ne pas rester dans le cadre : « Pour ma part, j’ai besoin de retrouver à chaque fois cette sensation d’être débordé par ce que je fais : il faut que ça me déplace ». Et que ça déplace le lecteur ; que ça le secoue.
Chaque livre, autrement dit, est une prise de risque, un saut dans le vide. La métaphore ne vient pas par hasard. Mauvignier reprend « Le saut en parachute », transcription d’un dialogue avec Perec qu’on lira dans Je suis né. Perec faisait son service militaire comme parachutiste et, à un moment, il a fallu sauter, risquer. À sa façon, Mauvignier l’a fait avec Loin d’eux, proposé aux éditions de Minuit par son ami Tanguy Viel. Il n’avait plus le choix. Il fallait, pour diverses raisons, qu’il écrive.
Ces bonnes raisons apparaissent dans la partie consacrée au parcours personnel de l’auteur de Continuer. L’enfance et l’adolescence de l’auteur offrent en effet des clés. Mais, heureusement, l’œuvre dépasse toujours la biographie, aussi présente soit-elle : l’enfance solitaire à Descartes, petite ville ressemblant à La Bassée des diverses fictions, permet à l’écrivain de tisser son « autobiographie sans moi ». Ainsi parle-t-il de la composition du personnage de Bègue, l’un des plus intenses dans Histoires de la nuit. Qui veut établir des parallèles comprendra d’où vient la thématique du suicide, celle des gens de peu que l’on trouve notamment dans Apprendre à finir ou d’autres romans. Quant à la guerre d’Algérie, dont Mauvignier a voulu retrouver le « flou d’une situation », on lira là aussi des éléments d’explication.
Cela dit, ce qui l’emporte, c’est la sensation, ancrée dans le réel, mais un réel transfiguré. L’exemple de Proust questionnant des soldats pendant la guerre de 14 est éclairant. Les anecdotes deviennent de longs développements qui métamorphosent l’expérience brute. L’auteur de Des hommes le sait, pour qui une main engourdie peut être un concentré ou un accélérateur.
Mauvignier est un lecteur profondément marqué par les textes de Thomas Bernhard, Lobo Antunes ou Koltès. Ces écrivains de la puissance de l’oral, du ressassement, et du sensible, il lui a fallu les oublier sans jamais les renier. Ses lectures sont nombreuses, et Joyce Carol Oates ou Claude Simon ont aussi leur importance. Sans parler de la première lecture d’enfance, la plus forte alors, Les Misérables.
Pourquoi ces allusions à la bibliothèque, aux textes qui irriguent ? Sans doute parce qu’on oublierait aujourd’hui qu’un écrivain est d’abord un héritier qui doit se défaire de son bagage. Il est difficile de sauter dans le vide quand le poids est trop lourd.