Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, de Lionel Shriver, se focalise sur la condition physique, obsession aux États-Unis. Le mari de l’héroïne vient d’adopter un régime draconien de fitness. En le faisant, il incarne le citadin contemporain. Le corps serait-il la dernière frontière ?
Lionel Shriver, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Gibert. Belfond, 384 p., 22 €
Au cœur du mythe américain : le cheminement. Que ce soit la traque de Moby Dick, le passage sur le Mississippi de Huckleberry Finn, le déplacement du bétail à travers les Grandes Plaines effectué par les cowboys, ou les modestes excursions de Mickey Mouse – par avion, par bateau, par train ou par nandou – dans ses premiers courts métrages, l’homo americanus est conçu comme un être qui traverse l’espace. Hemingway a transposé ce modèle en Europe : quand son héros ne cavale pas dans les ruelles de Pampelune, il suit des cours d’eau espagnols ou italiens à la poursuite des poissons ou des soldats ennemis.
C’est dire combien le titre original du roman de Lionel Shriver – The Motion of the Body Through Space – reflète la condensation, en termes abstraits, d’un schéma primordial. Si le récit des trajets fut traditionnellement l’apanage du sexe masculin, aujourd’hui il est bien partagé, comme le démontre ce livre, écrit par une romancière dont le nom de naissance est Margaret Ann Shriver. Cela n’empêche pas qu’ici encore la bougeotte, portée à l’extrême, se situe du côté des hommes : c’est le mari de la narratrice, Remington Alabaster (albâtre = quintessence du mâle blanc ?), qui décide subitement, à l’âge de soixante-quatre ans, de s’entraîner en vue d’un marathon.
Le patronyme de Remington évoque un minéral, celui de la narratrice un arbre, parce qu’on nous informe qu’il rime avec « hickory » (traduit par « alligator » dans la version française) : Serenata Terpsichore. C’est un couple statique et inanimé, obsédé par la forme physique, considérée comme le seul indice de l’évolution de leur relation. Donc Serenata commence son hymne à l’amour conjugal par une description détaillée du corps de son mari : « Il avait des membres naturellement proportionnés, des chevilles fines, des mollets galbés, des genoux bien dessinés et des cuisses de marbre qui, après un petit coup de rasoir, auraient été sublimes sur une femme. Ses pieds étaient de toute beauté – également minces, une cambrure marquée et des orteils allongés. Chaque fois que Serenata lui massait le cou-de-pied, elle appréciait de n’y trouver aucune trace d’humidité. Les pectoraux glabres de Remington étaient délicieusement discrets… »
Mais tout n’est pas parfait chez Remington. Depuis quelques années, il a pris un peu de ventre, point sensible pour le couple (comme s’ils n’avaient pas d’autres sujets de conversation). En gros, la morphologie lisse de ce sexagénaire exprime l’essence de son âme, de sa « race » : « À soixante ans, son teint était devenu légèrement grisâtre : c’est cette homogénéisation de la carnation qui rend le visage des Blancs plus vague, plus plat et d’une certaine façon moins vivant à mesure qu’ils avancent en âge, comme des rideaux dont l’imprimé jadis éclatant aurait passé au soleil. »
Comment revigorer ce morceau de marbre fané ? Courir un marathon pourrait-il agir comme un électrochoc ? Remington semble le croire, il veut réanimer son propre personnage à l’instar de Walt Disney avec Mickey : en parcourant le circuit de MettleMan, le triathlon auquel il s’inscrit, aurait-il l’illusion d’être vivant ? Parce qu’il y a quelque chose de mort chez les Américains que tout l’exercice du monde n’arrive pas à dissimuler. Ils forment le « troupeau des clones décérébrés ». Tel Michel-Ange, ils cherchent à transformer la pierre en muscle, à repousser la sénescence, faute de pouvoir vivre.
Cette vie d’automate – Remington est une marque célèbre de machines à écrire – s’exprime sous la forme, privilégiée dans le roman américain contemporain, de dialogues. Les personnages échangent des répliques comme les adversaires d’un match de ping-pong. On l’observe dans les livres comme au cinéma : dans un avion, si l’on coupe le son lorsqu’on regarde un film, ce qui saute aux yeux est la récurrence mécanique des séquences composées de tête-à-tête : un gros plan rapide sur un premier visage, suivi d’un gros plan de la même durée sur l’interlocuteur, puis un retour à la case départ, et ainsi de suite.
Converser, c’est une lutte, et, pour gagner, mieux vaut être bien armé. D’où la nécessité de dompter son propre physique, de se dépasser. Ahurie, Serenata observe l’acharnement monacal de son mari : en blindant sa chair à la manière d’un super-héros, Remington risque de perdre son âme. Les passages les plus convaincants du roman renvoient alors à l’anatomie : les mains de Serenata posées à plat pendant qu’elle tient ses jambes tendues à trente centimètres au-dessus du sol ; le bourdon qu’elle a fait tatouer sur la peau fine de l’intérieur de son poignet droit à l’âge de seize ans ; la couleur marron des urines de sa voisine (et femme de ménage) Tommy, restée trop longtemps sur le vélo stationnaire ; et la crise cardiaque de Remington lors du triathlon.
À quoi bon tenter, au prix de sa santé, de dépasser ses limites physiques ? Serena se le demande : « Aujourd’hui, on tourne frénétiquement en rond, comme les tigres de Helen Bannerman qui, à force de tourner, se transforment en flaque de beurre. Une civilisation jadis grandiose qui disparaît à l’intérieur de son cul. » En effet, il y a quelque chose de circulaire – ou d’annulaire comme dirait David Foster Wallace – dans cette fureur sportive, un rappel du vol de Mickey dans Plane Crazy. Notre trajet est-il aussi absurde ? Sommes-nous devenus aussi factices que les personnages d’un dessin animé ?