Avec son « projet Abracadabra », qui se poursuit avec un nouveau volume, Fenua, Patrick Deville part à la recherche du réel et se laisse guider par les livres de ceux qui l’ont précédé sur les terres du Sud. Grâce à quoi son lecteur rencontre cette abondance de noms propres qui contribue largement au charme de ses romans.
Patrick Deville, Fenua. Seuil, 368 p., 20 €
Patrick Deville raconte que, depuis ses lectures d’enfant alité, ces « albums illustrés dans lesquels le zèbre et le baobab disaient l’Afrique ; le chameau et le minaret l’Arabie », il voulait « voir tous ces lieux du monde et y trouver une maison, apporter des livres pour apprendre tout ce qui avait bien pu se passer là […] approcher de cet endroit de plus en plus près, à la loupe puis au microscope, et à partir de cette chambre arpenter les lieux avoisinants décrits dans ces livres, consigner tout cela puis [s’]en aller voir ailleurs, observer la vie des hommes et leurs efforts toujours admirables et lamentables ».
Doit-il être appelé romancier celui qui insiste à ce point sur la réalité de ses personnages ? Peut-être en vertu du plaisir que le lecteur prend à cette rencontre avec des gens qui furent ordinaires ou qui ne le furent pas. L’effet d’étrangeté vient ici de l’évidence incontestée que tout y est vrai, plus encore que dans ces films dont la publicité assure qu’ils sont « inspirés d’une histoire vraie ». Les romans de Patrick Deville ne sont pas « inspirés » de cette manière, chaque détail y est vrai puisqu’il cite les références : des livres, généralement littéraires. On se prend à rêver que la réalité aurait pu être romanesque, et l’on se plaît à imaginer que tel et tel personnages connus pour des raisons différentes auraient pu se rencontrer, comme Trotsky et Artaud dans le Mexique des années 1930 et 1940. La facilité littéraire serait d’inventer ce que l’on aimerait qu’ils se soient dit ; Deville n’en use pas. Dans Viva (Seuil, 2014), il citait ces noms et beaucoup d’autres, mais pour dire tout ce que leurs œuvres nous font connaître du parcours effectif de ces personnages célèbres, et ainsi dessiner le lieu d’une rencontre possible ou au contraire en faire mesurer l’impossibilité.
Fenua est le nom en tahitien de cet ensemble que nous appelons « Polynésie française ». Le lecteur d’un écrivain comme Deville a de fortes chances d’associer Tahiti à des noms propres, qui résident toutefois dans des secteurs distincts de sa mémoire. Avec les descriptions de Peintures, avec les poèmes de Stèles, avec la rêverie de René Leys, le lecteur de Segalen était dans l’univers chinois. Même s’il n’ignorait pas Les Immémoriaux, il n’avait pas forcément pensé que la proximité du futur sinologue et du grand peintre ensauvagé avait été si grande. Segalen n’a certes pu rencontrer Gauguin, mort trois mois avant son arrivée à Tahiti, mais il s’intéressa de près à ses derniers tableaux et lut ses carnets, ce qui lui permit de composer un Hommage à Gauguin.
Dans sa bibliographie, Deville mentionne une Anthologie des voyageurs occidentaux en Polynésie, de Cook à Segalen, intitulée Le voyage en Polynésie, qui put lui servir de guide de lecture. À première vue, son livre pourrait être assimilé à une telle anthologie. Et pourtant c’est tout autre chose, sans qu’il soit aisé de dire exactement en quoi. Disons qu’il insuffle de la vie à tous ces livres, chacun cessant d’être ce « petit tas de feuilles sèches » dont parlait Sartre. C’est que chacun de ceux dans lesquels il s’est plongé est pour lui le déclencheur d’un voyage. Cette fois-ci, vers Fenua. Il lui importe de voir les lieux où furent écrits les livres de sa bibliothèque polynésienne, afin de ressentir à sa manière quelque chose de ce que l’écrivain ressentit alors. Voyager pour être à son tour là-bas, dans des conditions aussi proches que possible de celles que connut l’écrivain ou le peintre. Et, là-bas, lire et relire ce qui fut écrit – car le peintre aussi a écrit, d’abondants carnets et même ce que l’on peut tenir pour des articles journalistiques. Bien sûr, le temps a fait son œuvre, rapide sous ce climat tropical, et les lieux en sont modifiés, la végétation a reconquis son espace. Mais cette différence même fait sentir avec plus d’acuité la force de cette écriture tout en précision.
Le métaphysicien se souvient de Galilée disant que la philosophie était « écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (je dis l’Univers), mais on ne peut le comprendre si, d’abord, on ne s’exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit ». Le fondateur de la physique scientifique ajoutait que cet immense livre est « écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d’en saisir le moindre mot ; sans ces moyens, on risque de s’égarer dans un labyrinthe obscur ».
Voir en Deville un romancier galiléen supposerait que ses « caractères » à lui soient les textes de toutes sortes consacrés aux lieux où il a décidé de se rendre, aussi bien rapports d’explorateurs comme Cook ou Bougainville, de militaires et de médecins, que récits de romanciers ou de peintres autant attachés à leurs stylos qu’à leurs pinceaux. Galilée pointait sa lunette astronomique sur les satellites de Jupiter, il lançait des boules de poids différents du haut de la tour de Pise. Deville aussi se livre à des expériences, certes d’un autre ordre : aller au bout du monde pour se retrouver dans les lieux exacts connus et décrits par tel ou tel auteur, dans la même cabane, sur le même rivage. Ce qu’il appelle « roman » est le compte rendu de ces expériences et ne s’apparente que de loin au genre du récit de voyage.
Un écrivain-voyageur part à la rencontre d’une nature a priori inconnue, en tout cas différente de ce qu’il connaît, inattendue. Deville, pour sa part, va voir ce que les livres lui ont fait connaître, afin certes de voir cette nature mais aussi ces livres et, à travers eux, lui-même. Sur place, il se plonge derechef dans ces livres et sa lecture en est renouvelée. Pour son lecteur, le regard sur Moby Dick ou sur L’île au trésor est changé, d’apprendre ce que Melville et Stevenson vécurent à Fenua, de découvrir l’admiration que vouait le jeune Loti à son frère aîné mort prématurément, ce Gustave Viaud à qui l’on doit les premières photographies de Tahiti, prises en 1860.
Deux traditions parallèles portent des regards opposés sur Fenua, l’anglo-saxonne et la française, qui ne se sont jamais rejointes depuis l’opposition de Cook et Bougainville. D’un côté, Melville, Stevenson, Jack London ; de l’autre, Pierre Loti et Victor Segalen, puis Alain Gerbault, Romain Gary ou Simenon. Même Gauguin, quoique peintre, n’est pas à la croisée des regards, trop français pour cela, et pas seulement à cause d’Oviri, ses Écrits d’un sauvage.
S’ils ont un point commun, c’est d’avoir aimé cet archipel distendu à l’échelle de l’Europe entière, pour sa beauté sans doute mais aussi et bien plus encore pour ce que ses habitants en ont fait. Beaucoup partagent une rage contre ces colonisateurs qui méprisent une langue, toute une culture. Le summum du mépris étant peut-être d’avoir inondé Fenua de subventions gigantesques destinées à lui faire tolérer l’explosion de dizaines de bombes atomiques dont on commence à mesurer les effets à moyen et long terme. Évaluée en moyenne par habitant, l’aide reçue en fait « une des entités géographiques les plus riches de la planète ». La population est maintenant « presque métissée dans son ensemble ». On peut dire dans ces conditions : « Davantage qu’entre les descendants du peuple originel et ceux des envahisseurs venus d’un peu partout, c’est entre les abandonnés et les privilégiés que s’est ouvert le gouffre ».
Le lecteur voyage ainsi de page en page dans un monde de livres chargés de personnages attachants ou déplaisants. Le charme est en partie celui de l’exotisme, lequel se mesure à l’exigence de dire l’altérité sur le mode du nom propre. Le nom commun ne dit que le déjà connu tandis que le nom propre ne dit rien par lui-même, sauf à signaler l’auteur d’un livre ou d’un fait déjà connu – ou qui peut le devenir. La singularité de Deville tint à l’entrelacs des noms de lieux lointains et de personnes inconnues et des lectures qui offrent un voyage fascinant aussi pour qui est resté autour de sa chambre comme fit Xavier de Maistre. Après avoir navigué dans ces histoires, le lecteur est saisi du désir de lire à son tour toute une bibliothèque polynésienne.