C’est un premier roman, il n’est pas autobiographique, n’a rien d’une confession, il ne parle pas de la vie dans la banlieue pavillonnaire, des années quatre-vingt-dix ou de la façon dont, de façon discutable, une adolescente gagne de l’argent pour « s’acheter de la marque ». Grande Couronne, c’est, racontée de façon tonique, l’histoire d’une jeune fille à la fois innocente et sans complexe qui apprend. Irrévérencieux, direct, « cash » dirait-on aujourd’hui, c’est le ton de Salomé Kiner.
Salomé Kiner, Grande Couronne. Christian Bourgois, 288 p., 18,50 €
Voici donc un roman d’apprentissage, au sens où la narratrice de quatorze ans doit se débrouiller avec ce qui l’entoure : les copines ou modèles (on hésite entre ces deux mots), les hommes, son corps de jeune fille (et peut-être le lien amoureux), la famille dont les liens se défont, le collège, où elle joue plutôt le jeu, et la ville. Mais laquelle ? Cette « Grande Couronne » est bien différente de la « cité » de banlieue, mais aussi éloignée de Paris que peut l’être Gennevilliers ou Ris-Orangis. La capitale est un horizon, « onze stations en trente-neuf minutes » pour arriver au Forum des Halles ou au Cirque Bouglione.
Tout commence cependant sur le parking des orangers ou au lavoir. Munie d’un tam-tam (le téléphone portable n’existe pas encore), la narratrice reçoit une notification : modèle de voiture, plaque d’immatriculation, et un conducteur arrive. C’est un excité, un maladroit, ou un balafré, dont la Seat Ibiza au « capot prognathe » la séduit. Elle observe, elle s’interroge : « Je me suis allongée et j’ai attendu en essayant d’imaginer ce qu’il pouvait y avoir à mi-chemin entre Miguel et Damien, s’il y avait une normalité possible dans le domaine du sexe et si j’avais une chance d’y accéder un jour ». Dans le petit réseau nommé « Magritte » monté par Nelly, notre héroïne ne s’occupe que des « zguègues » ou « poireaux », pour rester dans la métaphore. Lesquels poireaux se portent plus ou moins bien.
Ainsi suit-on dans cette chronique fin de siècle, écrite au passé composé, la vie d’une petite fille du siècle que Christiane Rochefort ou Émile Ajar, cité sous son nom de Gary, voire le Queneau de Zazie, auraient saluée. On sourit souvent dans Grande Couronne. Salomé Kiner a l’art de la formule ou du raccourci : « J’ai vu mon premier zguègue au mois d’avril. J’étais en quatrième, j’avais eu le tableau d’honneur et ma mère avait augmenté mon argent de poche de cinq francs : c’était la règle pour les mentions. »
D’un rien elle brosse le portrait de copines ou « collègues », Nelly, Chanelle ou Kat Linh, laquelle « avait redoublé le CM1 et la sixième, elle était digne de respect et de fait elle était respectée. Elle avait un grand frère, une dizaine de Air Max et trois ensembles Lacoste ». Les marques sont en effet la grande affaire de ces adolescentes et Kat Linh a besoin d’un « cerveau », notamment en français, pour lui écrire les rédactions : « mes talents littéraires m’ouvraient les portes du McDo, de Jennyfer, du Laser Quest et du cybercafé ». Les copines sont cependant interdites d’entrée dans les boutiques de la galerie marchande : elles essaient beaucoup sans acheter, laissant trainer tous les vêtements. C’est un peu plus simple à Paris, au BHV, « un magasin de riches et les riches ont l’air d’être encore plus friqués quand ils poussent un caddie rempli. Pas les caddies Leclerc avec un siège bébé ». Toute la différence avec sa famille, des pauvres qui ne veulent pas se l’avouer, tient là. Mais ils ont surtout des valeurs : « Mon père interdisait le maquillage à la maison. À ma sœur Rachel et moi, il disait qu’il y avait un âge pour tout, et que pour la vulgarité, ce serait dix-huit ans. » La mère refuse de faire les courses avec les enfants, en particulier dans la galerie commerciale tentatrice.
Ces règles, au début du roman de Salomé Kiner, on les voit aussi quand la famille encore unie avec les quatre enfants s’assemble le soir pour un « atelier de parole ». Chacun y raconte le pire et le meilleur de sa journée. Arrive le moment de bascule, quand le père s’en va pour « fréquenter une autre femme ». La narratrice entend cette expression comme, à un autre moment, elle entend sa mère annoncer qu’elle va « attaquer le ménage », qu’elle associe au mot « surmenage ». Le départ du père dérègle la relative ordonnance du foyer : « Je perds le fil des événements qui ont suivi ce dimanche de juin parce qu’un malheur ne vient jamais seul et qu’à force de s’empiler ils finissent par se confondre. » La nouvelle vie, marquée par l’achat d’un téléviseur jusque-là interdit de séjour, est plombée par la dépression de la mère et par les tentatives de la narratrice pour la protéger. Sa sœur ainée, Rachel, étant partie du foyer, elle devient l’ainée, s’occupe de Simon et de Ludwig, ses jeunes frères, et de la vie commune. Ses parents n’ont plus la main, notamment les week-ends : « Ma mère était désespérée de nous voir partir, mon père était désespéré de nous voir arriver et j’étais la bonne poire qui assurait la liaison. »
La narratrice, dont on ignorera le prénom, garde une sorte de distance à l’égard de ce qui lui arrive, à elle autant qu’aux siens, comme si elle était au spectacle, celui donné par la société de consommation. L’expression n’a guère vieilli et, comme le roman se déroule du côté de Cergy, on imagine qu’Annie Ernaux et cette jeune fille auraient pu se croiser sur l’escalator du centre commercial de Regarde les lumières mon amour, ou sur ceux qui défilent dans Les années. Le ton n’est bien sûr pas le même, mais le flux des marques définit un monde, pas disparu mais enfui, comme ces chanteuses, « Ophélaï » Winter ou Larusso, désormais retirées d’un circuit aussi volatil que les pixels sur l’écran de jeux vidéo.
Salomé Kiner donne à sourire, fait souvent grincer parce que cette Grande Couronne, peuplée de figures sans grande profondeur comme Kat Linh, Nelly ou Rico, semble bien loin de nos références à nous, « nouvelle masculinité » ou féminisme plus ou moins « écolo ». Mais aucun jugement, aucun surplomb n’entachent cette vision. La narratrice reste à la hauteur, à tous égards. À la bonne hauteur.
Sans doute éprouve-t-on ce sentiment d’être avec elle parce qu’elle a un passé, une histoire. Elle prépare un exposé sur Yvonne Delcourt, originaire d’Enghien, Juste parmi les Nations, et elle s’identifie à Anne Frank, « parce qu’elle avait vécu toutes ces années confinée dans l’Annexe, avec sa sœur et ses parents en attendant de pouvoir retrouver sa vie d’adolescente normale, en attendant de pouvoir rire et d’être heureuse ». En quête d’un père solide, après le départ du sien, elle tombe en pâmoison devant un héros de la télévision, « l’instit », Victor Novak, sous prétexte qu’il a un nom polonais comme son père. Les vacances, elle les passe à « Gogolinek », village de ses grands-parents dans lequel ce père attentif a installé une lunette astronomique. Le nom sonne ridicule, la tendresse reste entière. Et si elle a un passé, elle rêve aussi d’un avenir, comme avocate ou hôtesse de l’air, preuve que, en dépit de l’apocalypse annoncée pour le passage à l’an 2000, tout n’est pas perdu.