Les personnages du nouveau roman fleuve de Nino Haratischwili, romancière géorgienne de langue allemande, sont, dit-elle, « coincés entre deux époques », celle de l’URSS « en miettes » et celle de la renaissance de la puissance russe. Qu’est-ce qui pouvait réunir une jeune Tchéchène, une comédienne géorgienne, un journaliste allemand et des soldats russes, sinon le hasard et la guerre ? En l’occurrence, la première guerre de Tchétchénie. Née à Tbilissi en 1983, la romancière s’est installée à Berlin en 2003, pour faire des études théâtrales. Traduite en de nombreuses langues, elle a reçu des prix prestigieux en Allemagne et en Géorgie. Déjà remarquée en France pour La huitième vie, aujourd’hui réédité en poche, elle poursuit avec cette fresque vertigineuse d’un monde décomposé une œuvre ambitieuse dans la tradition des grands romans russes.
Nino Haratischwili, Le Chat, le Général et la Corneille. Trad. de l’allemand par Rose Labourie. Belfond, 592 p., 24 €
Nino Haratischwili, La huitième vie. Trad. de l’allemand par Barbara Fontaine et Monique Rival. Gallimard, coll. « Folio », 1 200 p., 12,90 €
Nous sommes entre Berlin, Moscou et une base militaire russe en Tchétchénie, entre 1995 et 2016. Chaque chapitre du roman de Nino Haratischwili est daté et attribué à un personnage. En 1995, la première guerre contre les « séparatistes » tchétchènes était à son comble. L’armée russe avait mobilisé plus de 200 000 hommes ; Grozny, la capitale, était prise sous une avalanche de bombes, la résistance avait signé avec les Russes un accord provisoire. En 2016, une génération plus tard, les anciens combattants russes ont pris leur retraite ou se sont reconvertis dans les affaires, un ancien agent du KGB règne sur la fédération de Russie avec poigne, allié des oligarques, et mentor, après une seconde guerre, d’un dictateur nationaliste qu’il a installé à Grozny.
En 1994, Nura, une jeune Tchéchène à peine sortie de l’adolescence, révoltée par l’autorité familiale et les règles de la communauté, rêve de partir, tout en craignant de laisser à sa jeune sœur et à sa mère l’image d’une « brebis galeuse de l’aoul ». Quelques chapitres plus loin, situés en 2016, on apprend qu’elle a été violée et tuée par plusieurs soldats d’une base russe, qu’un procès n’avait pas réussi à établir les responsabilités, que l’avocat de la victime avait été abattu à Moscou, en pleine rue, tandis que les soldats avaient refait leur vie. L’un d’eux, que l’on appelle « le Général » sans qu’il en ait le grade, est devenu un oligarque très puissant. Il a toujours refusé de dire ce qui s’était passé exactement, notamment à sa fille qui avait eu vent de soupçons. Ça le préoccupe.
Au cœur de l’intrigue, la responsabilité de ce meurtre est incertaine. Le récit progresse en multipliant les mystères, les rebondissements inattendus, tient le lecteur en haleine. On se demande pourquoi, par exemple, ce Général offre une fortune à une jeune comédienne fauchée, sosie de la victime repérée sur une affiche, pour réaliser une vidéo où elle s’adresse aux meurtriers. Le messager qui contacte la comédienne surnommée « Chat » par ses proches est un journaliste d’investigation allemand, la Corneille apprend-on incidemment. Auteur d’un livre fameux sur des oligarques, il est sous la menace du Général, qui le juge coupable du suicide de sa fille dont il était l’amant. « Tu as détruit ma vie, l’accuse-t-il, tout ça parce que tu t’étais donné cet objectif insensé, trouver je ne sais quelle vérité – que tu t’étais persuadé de la devoir au reste du monde ! […] J’ai fait preuve d’indulgence, je t’ai laissé la vie. » Il a fait de lui son obligé.
En fait, les trois personnages éponymes n’évoluent pas dans un roman policier. Le lecteur devine assez vite qui a fait quoi dans une grange du Caucase une nuit de 1995. Il en aura le détail au milieu du livre. Il cherche plutôt à saisir comment ces personnages et les autres soldats sont passés sous l’emprise du Général, et quel est son dessein. Que signifie la mise en scène qu’il prépare au bord du lac Kezenoïam, à 1 800 m d’altitude, à la frontière de la Russie et de la Tchétchénie, dans la brume et la neige ? Il les accueille sur place en leur contant une légende : « On dit qu’il y a bien longtemps vivait ici un peuple qui avait abjuré les dieux. Ils vivaient dans l’impiété et n’écoutaient que leurs propres désirs, et un beau jour – comment aurait-il pu en être autrement ? –, ils furent rattrapés par le châtiment divin. Les dieux firent s’ouvrir le sol, et le village fut englouti. Le lendemain matin, à sa place, se trouvait le lac au fond duquel reposent les dépouilles de ce peuple. » Serait-ce un châtiment ?
Ou le suicide d’un monde perdu ? On ne sait pas, l’épilogue surprenant du roman le dira. Chaque chapitre sonne comme un monologue et le lecteur est emporté par un fleuve aux courants multiples. Dans la mise en scène du Général s’intègrent, comme autant d’histoires bouleversantes ou parfois comiques, une multitude de personnages sur trois générations, dont les destins incarnent le désastre d’un système qui se disloque et de l’autorité qui le remplace. Une déchéance intime qui détruit tout, de l’honneur à l’amour. Ainsi, lorsque le journaliste allemand, la Corneille, raconte à Chat, la comédienne, son chagrin devant le suicide de la fille du Général, Ada qu’il aimait, il la regarde et se dit : « Elle aussi semblait coincée entre deux époques, entre ce qui avait été et ce qui allait suivre, comme si elle n’était jamais vraiment partie d’où elle venait ou qu’elle n’était jamais vraiment arrivée ici. Et ainsi, notre présent à tous les deux était criblé de trous, translucide, tout sauf solide. »
Chat est un des plus beaux personnages de ce roman. Nino Haratischwili, qui excelle dans l’art du portrait, la raconte en suivant sa généalogie féminine. Sa grand-mère, Sesilia, « était tout son monde » : professeure de physique-chimie dans un collège de Tbilissi, elle « était terre à terre dans toutes les fibres de son être, c’était une femme factuelle et d’un pragmatisme presque immatériel ». Fille d’un archéologue renommé, « ennemi du peuple » déporté dans les années 1930, Sesilia a donné naissance à Tina, la future mère de Chat, une femme « créative et débordant d’idées », artiste peintre, qui, comme son père, crut à une Géorgie libre puis se maria avec un médecin idéaliste qui partit au front lors de la guerre en Ossétie. Il en est revenu fou, « cinq mois qui avaient fait de lui un autre homme », « un homme contaminé par la mort ». Comme il était devenu une menace pour sa femme et ses enfants, Tina profita d’une opportunité pour emmener les deux filles à Berlin, puis fit venir la grand-mère. Mais elle s’enfonça dans les dettes et changeait régulièrement de gigolo, au désespoir de ses filles. À Berlin, Chat entreprend une carrière de comédienne avec de premiers succès. Quand le Général la fait contacter, elle finit par accepter ce rôle grassement payé (pour rembourser les dettes de sa mère qui refuse) ; surtout, parce qu’elle s’identifie de plus en plus à Nura, la jeune femme violée qu’elle doit interpréter.
Le fait que ce beau roman soit l’œuvre d’une femme n’est pas anodin. Les personnalités féminines, plus fortes, sont attachantes, avides de liberté et d’indépendance. Qu’elles soient amantes, mère, ou traitées de putains, elles assument leur destin, l’affrontent avec courage et même, comme Chat, avec témérité. Le Général n’en revient pas qu’il s’agisse de sa fille, de sa mère ou de sa femme. Les hommes évidemment peuvent avoir de belles qualités et la romancière ne tombe pas dans un manichéisme facile. Elle insiste sur l’éducation, le charme ou le goût artistique, l’amour même de certains, tels le Général ou Petrouchov. Ce dernier, un des violeurs, « venait de l’une des familles d’intellectuels les plus estimés et les plus influents de Moscou. Ses grands-parents, victimes réhabilitées des répressions staliniennes, étaient des géologues de renom, sa mère était chercheuse en littérature à l’université Lemonossov, son père régisseur dans une radio publique et lui-même musicien ». Beau gosse, il devient pendant la guerre une brute cruelle et fascinée par le pouvoir. D’autres refusent, s’attachent à leurs illusions, vomissent ou se suicident de désespoir quand la violence leur paraît insupportable. Aussi n’est-ce pas par hasard que le crime au centre du récit soit un viol qui va jusqu’au meurtre.
Car la vérité a un prix. À ce propos, le destin du Général est à l’inverse de celui de Chat. La jeune comédienne va jusqu’au bout pour connaître la vérité des faits, comprendre le Général et sa fille, l’attitude suicidaire de la Corneille, et pour cela elle deviendra complètement Nura, le personnage qu’elle devait interpréter. Le Général en tire une leçon opposée : « Chaque chose qu’il avait faite dans sa vie jusque-là en estimant que c’était le bon choix n’avait été que perte de temps. Dans un monde où l’on se trouvait forcé de choisir entre devenir un meurtrier et se tirer une balle dans la tête, dans un monde où l’on violait parce que l’occasion se présentait, il n’y avait plus de bonne option. Il ne restait qu’une seule aspiration, l’aspiration au pouvoir. Un pouvoir qui ne connaissait ni compassion ni miséricorde et était sa propre fin. » Il en fait sa voie, qui ne soulage pas sa conscience, qui le conduit au pire. S’il dit la vérité à Chat au milieu des brumes du lac, ce n’est ni la rédemption ni la fin.