Ce roman de Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, est dédié à Yambo Ouologuem, l’auteur du Devoir de violence (1968). Il porte en exergue une citation des Détectives sauvages de Roberto Bolaño, dont son beau titre est tiré. À ces noms, il faut ajouter ceux de deux autres écrivains, imaginaires ceux-là : Diégane Latyr Faye, le jeune narrateur, parti à la recherche du mystérieux T.C. Elimane, né comme lui dans le Sine Saloum, au Sénégal.
Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes. Philippe Rey/Jimsaan, 448 p., 20 €
Il faut dire qu’Elimane ressemble beaucoup à Ouologuem. Peu importe que la frontière de la fiction les sépare, les deux auteurs partagent une même trajectoire, depuis la colonie où ils sont nés jusqu’à Paris où ils poursuivent leurs brillantes études ; en plus de ce déplacement vers une réussite qui ne défait pas la domination, ils ont en commun le passage du succès à l’humiliation, du mépris à l’oubli. D’un côté, Ouologuem, premier Africain à recevoir le prix Renaudot, accusé de plagiat à l’encontre de Graham Greene, se retire dans le silence jusqu’à sa mort, en 2017, un an avant la réédition par son éditeur initial, le Seuil, du Devoir de violence ; de l’autre, Elimane, lui aussi accusé par la presse d’avoir copié… et surtout d’être noir ; trop noir pour être le véritable auteur d’un fascinant roman mystique, applaudi puis hué en 1938 : Le labyrinthe de l’inhumain.
Mais le livre de Mohamed Mbougar Sarr montre rapidement qu’il a peu à voir avec une biographie romancée ou une énième variation sur une légende littéraire, même réinventée. En donnant au personnage trente ans de plus que son modèle, en lui faisant traverser plusieurs pays, en gardant le mystère sur son texte unique tout en en faisant le déclencheur de la quête, et enfin en lui donnant une postérité allant jusqu’à un jeune apprenti écrivain contemporain, l’auteur place cette histoire autant dans l’avant que dans l’après-indépendance et lui donne une ampleur et une ambition qui dépassent « l’affaire Ouologuem ».
La plus secrète mémoire des hommes commence dans le Paris littéraire des années 2010 (côté afro) et des années 1930, au cours d’une première partie de loin la meilleure, car la plus vivace, la plus intrigante, la plus drôle aussi ; il se poursuit dans le Sénégal colonial au début du XXe siècle, puis dans la France occupée, tout en faisant apparaître le souvenir des tirailleurs sénégalais de la guerre précédente ; il continue dans l’Argentine de Sábato et de Gombrowicz ; il se termine dans le Dakar en révolte d’aujourd’hui. Le tout avec pour trait d’union l’enquête du narrateur, qui multiplie les codes du genre (journal de travail, coupures de presse, entretiens, citations), mais redouble systématiquement les récits autour de son objectif – la vie de T.C. Elimane et, derrière elle, la création littéraire.
Autant dire que Mohamed Mbougar Sarr semble souvent avoir voulu tout (trop ?) mettre dans son livre. La plus secrète mémoire des hommes déborde, excède, insiste, traîne, accélère puis ralentit, multiplie les arrivées de personnages hauts en couleur (le portrait de la petite bande d’écrivains afro-parisiens est réjouissante, plus que celui du colonel nazi esthète), tout en répétant les mêmes structures narratives enchâssées (le narrateur nous raconte ce qu’un personnage lui a rapporté de ce qu’un autre encore lui avait raconté, etc.), nous mène dans des lieux et des époques pour les abandonner aussitôt, fait dans l’emphase et soudain dans la sobriété. Cela peut s’appeler maladresse ; mais cela peut aussi signifier une énergie romanesque singulière, qui n’a pas froid aux yeux, quitte à nous dérouter ou à nous laisser pantois. La plus secrète mémoire des hommes captive et laisse songeur tout au long de la quête de son héros. Son projet n’est pas des moindres, car de l’histoire d’un texte il fait découler une histoire du XXe siècle vue depuis les effets de la colonisation puis de la migration et de l’exil sur les hommes et sur leurs créations ; en racontant l’histoire du Labyrinthe de l’inhumain, le narrateur ne raconte pas seulement la vie de son auteur, mais celle de plusieurs générations marquées à jamais par la colonisation. Enfin, le souvenir de ce roman persiste longtemps, tant sa langue emporte par son enthousiasme, sa capacité méditative, sa force de conviction. Comme le narrateur de Borges le dit dans « L’approche d’Amotasim », texte lui aussi à la recherche d’un autre : « Il est entendu qu’un livre actuel s’honore de dériver d’un livre ancien ».
Comme son précédent roman (De purs hommes, 2018), ce quatrième livre de Mohamed Mbougar Sarr est coédité par Philippe Rey en France et par Jimsaan au Sénégal, une maison créée par le romancier Boubacar Boris Diop et le philosophe Felwine Sarr. Et si, derrière cette tortueuse quête d’un écrivain dont on ne lira qu’une phrase (la première de son livre), se racontaient certes une aventure et une enquête, mais aussi une série de retours sur soi et sur ses pas, des voyages hors de l’exil ? Comme Ouologuem à la fin des années 1970, T.C. Elimane revient dans son pays une dizaine d’années plus tard ; à la fin des années 2010, parti sur ses traces, le jeune Diégane passe non loin du village de ses parents, qu’il voyait sur un écran depuis Paris ; pendant ce temps, l’un de ses amis écrivains retourne en République démocratique du Congo où il est né. Tous ces personnages d’écrivains – on repense, titre oblige, aux fictions de Bolaño – font aussi un grand voyage au sein de la littérature, qui ne peut être qu’à rebrousse-chemin, en remontant le cours des œuvres, retenues ou non par l’Histoire.